La reine du Yangzi
scrupuleusement vos paroles à mon maître, dit-il.
— Il doit savoir que la Bande verte est la plus puissante organisation d’entraide de Shanghai, continue Huang, et qu’elle compte plusieurs dizaines de milliers d’hommes prêts à se battre pour elle.
Chang opine gravement de la tête. Laisser l’adversaire se vanter de l’état de ses forces avant de montrer que les siennes sont plus puissantes. Il sait surtout que la Bandeverte contrôle une bonne partie du trafic de l’opium, des courses et des loteries auxquelles les Chinois de Shanghai s’adonnent avec passion, qu’elle possède de nombreuses maisons de jeux et toutes sortes de lieux de prostitution, des taiji – les maisons de rendez-vous les plus luxueuses de la concession française – aux plus immondes bordels flottants des quais.
— Maître Liu en est parfaitement informé, répond-il.
— Ces hommes constituent une force que je suis capable de mobiliser en quelques heures et qui m’obéit aveuglément. Tu comprendras aisément qu’il vaut mieux l’avoir avec soi que contre soi. Aussi, pour que je sois et demeure un allié fidèle, faut-il y mettre le prix. Quel prix ton Maître est-il prêt à m’offrir, jeune Zhu Chang ?
— Celui de la sagesse et de la protection, Grand Maître Huang, répond Chang.
— Je n’aime pas les réponses par énigmes ! s’emporte soudainement Huang le Grêlé. Sois clair ou je te fais battre !
Les quatre gardes font un pas en avant, bâton en main, prêts à l’abattre sur le dos de Chang au moindre geste de leur maître.
— Le Grand Maître Huang aurait tort de s’irriter contre l’humble messager que je suis et encore plus de le menacer de bastonnade, répond-il les yeux braqués sur le chef de la Bande verte. Car à travers moi c’est mon puissant maître qu’il menace, avec toutes les conséquences que cela risque d’entraîner.
Les yeux de Huang semblent plus exorbités que jamais, mais, après avoir réfléchi quelques instants, il ordonne d’un signe à ses sbires de reculer. Chang décide que c’est le moment de pousser son avantage. « Tu es comme ton père, téméraire et culotté, comme disent les Français. Un redoutable négociateur. Tu as les mêmes dons, n’hésite pas à t’en servir », lui a recommandé Joseph Liu.
—Mon maître Liu ne possède pas la force brute du Grand Maître Huang mais il en détient une bien supérieure. Celle de son intelligence couplée à sa parfaite connaissance du Bingfa , L’Art de la guerre , de Sun Zi. C’est toujours l’intelligence qui commande aux troupes, si nombreuses soient-elles, affirme celui-ci. C’est pourquoi j’ai parlé de sagesse. Mais celle-ci indiquait à Maître Huang qu’il serait un grand sage, lui aussi, s’il voulait bien concevoir que la protection de mon maître Liu lui sera d’une grande utilité dans l’avenir.
— Que veux-tu dire ? s’impatiente Huang.
— Très bientôt, un jour nouveau se lèvera sur la Chine. Les empereurs et leurs affidés devront faire place à Sun Yat-sen et à ses alliés parmi lesquels Liu Pu-zhai occupe une place très prépondérante. Ce jour-là, il aura le pouvoir d’un tsong-tou, d’un vice-roi, et sera en position de distinguer d’un bouton de rubis ou de broyer dans son gant de fer qui bon lui semble. Mais il pourra surtout garantir que les nouveaux maîtres assureront la protection et donc la prospérité future à ceux qui les auront loyalement aidés dans leur chemin vers le trône. La Qing Bang de l’honorable Huang Lijong est-elle disposée à confirmer son soutien au docteur Sun Yat-sen et au Maître Liu Pu-zhai ?
Chang a volontairement rabaissé Huang au simple rang d’honorable pour lui faire sentir le poids de ceux à qui il devra bientôt sa survie ou sa déchéance. Il ne le quitte pas des yeux, l’humiliant de son simple regard et constate avec plaisir que Huang le Grêlé a compris qu’il n’a aucun moyen de sortir de l’alternative qu’il lui offre : s’allier sans tarder au futur nouveau maître de la Chine ou mourir.
— Et si l’idée me venait de rejoindre d’autres maîtres ? lance le chef de la Bande verte dans une ultime tentative.
Chang a un sourire ironique qu’il ne cherche pas à masquer.
—Il n’y a pas d’autres maîtres possibles, honorable Huang. Mais si tel était votre choix, ni vous ni vos associés ne connaîtraient plus jamais la paix. La police française trouverait rapidement à vous remplacer et
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