La reine du Yangzi
le dessert, Mme Hu les voit avec stupeur quitter la table, Patrick tourner le dos à sa maîtresse et se mettre à compter pendant que celle-ci disparaît en riant dans l’enfilade des salons du rez-de-chaussée.
*
— Je voudrais finir en disant que, pour nous, la révolution d’Octobre en Russie est l’exemple à suivre, conclut Chen Duxiu de sa voix un peu fluette.
Élégant, habillé à l’occidentale d’un costume de tweed et d’une chemise à col rond, ses cheveux courts coiffés en arrière, son visage fin et sensuel trahissant ses origines mandchoues, il vient d’ouvrir la séance du comité de rédaction de sa revue Xin Qingnian , La Nouvelle Jeunesse . Autour de la table, une demi-douzaine d’étudiants, Lao Sun et Louis Esparnac l’écoutent avec passion. Chen et lui se sont rencontrés après que Louis a lu un numéro de sa revue que lui a prêtée un des membres du Parti du travail. Chen Duxiu, qui a fait ses études en français, habite une petite maison rue Vallon où il est censé donner des cours de français, mais dont il a, en réalité, fait un foyer révolutionnaire.
— Il y a beaucoup de points communs entre la Russie et nous, poursuit Chen. Comme la Chine, elle était dirigée par une monarchie à bout de souffle et discréditée. Comme la Chine, elle avait soif de modernité, d’idées nouvelles et de sciences. Comme elle, elle avait besoin de liberté. Et, comme en Chine, ses masses ouvrières voulaient être traitées comme des êtres humains et non comme des bêtes.
Autour de la table, on approuve silencieusement. Seul Louis ose prendre la parole.
— Tu oublies que la situation militaire n’est pas du tout la même, dit-il après avoir allumé une de ses cigarettes Capital Ship dont le parfum opiacé se répand aussitôt dans la pièce. La Russie était en guerre depuis trois ans avec l’Allemagne et a perdu des millions d’hommes. La Chine n’est en guerre que contre elle-même et les victimes des seigneurs de la guerre ne se comptent pas par millions, grâce au Ciel.
— M. Esparnac a raison, intervient Lu Xun, un écrivain progressiste de passage à Shanghai. La situation n’est pas du tout la même. Et les conditions ne sont donc pas réunies pour que nous espérions lancer la révolution comme les Russes ont pu le faire.
— Je ne veux pas faire la révolution à tout prix, se défend Chen. Je cherche simplement à réunir les conditions qui la rendront possible.
— L’exemple de la Russie ne pourra être suivi que si tu crées un parti communiste comme Lénine l’a fait avec le parti ouvrier bolchevik, dit Louis. Sans les masses ouvrières, rien n’est possible. Pourquoi penses-tu que j’ai fait la jonction entre vous et le Parti du travail de Lao Sun ? La prochaine défaite de l’Allemagne, si ce qu’annoncent les journaux est vrai, va bientôt libérer des énergies formidables. Le vent nouveau qui soufflera là-bas arrivera nécessairement jusqu’ici et le peuple nous suivra.
Chen Duxiu n’ignore pas que Louis est un patron respecté et que son engagement au côté de la classe ouvrière, aussi paradoxal soit-il, est sincère et actif. Ils ont régulièrement des conversations enflammées sur la nouvelle étape révolutionnaire dont la Chine a besoin après l’instauration de la république et le plus passionné des deux est le Français. À croire que son vrai pays est la Chine etnon plus la France. « Je n’y ai pas remis les pieds depuis mes quinze ans, lui a expliqué Louis un soir. Et si je me sens bien plus chinois que français, c’est tout simplement parce que je suis né ici. – En réalité, tu n’es pas chinois, Louis, tu es shanghaien. Et ce n’est pas du tout la même chose. Tu auras beau faire, beau dire, même dans le plus pur chinois classique, tu n’auras jamais les yeux bridés et tu n’entendras jamais, au fond de toi, résonner la fibre de ce pays comme un vrai Han. »
Ce soir-là, Louis a failli renoncer à tout. Chen disait en partie la vérité : il ne serait jamais un vrai Han. Mais sa phrase sonnait surtout comme un stigmate ou un désaveu de tout ce qu’il avait fait jusqu’à présent, de tout ce à quoi il avait cru. S’il écoutait Chen Duxiu, cela voudrait dire qu’il ne serait jamais accepté parmi les Hans, quels que soient ses efforts, ses engagements. Il ne pouvait pas accepter cette exclusion fondée sur le simple faciès car il savait au fond de lui qu’on pouvait être chinois sans
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