La reine du Yangzi
nombreux, si dépourvus de tout que c’est un combat sans fin contre la mort, la vermine, la famine.
Leurs vagues se succèdent à un tel rythme que, devant le danger, les concessions se sont organisées pour les empêcher d’y pénétrer de force et de les envahir. Comme tous les Français de la concession, Louis est mobilisé un jour par semaine pour rejoindre le bataillon supposé défendre la concession. Mais celle-ci est moins menacée par les réfugiés que par la baisse des affaires. Elles sontmoins florissantes qu’autrefois, les prix ont augmenté, les entrepôts qui restent sans surveillance sont pillés et la Compagnie du Yangzi souffre comme elle n’a jamais souffert.
À mesure que le soir envahit la ville, Olympe se sent prise par un pressentiment obscur, comme si toute son existence en Chine, sa vie même basculait dans le crépuscule d’un monde en train de mourir. Tout ce qu’elle a construit n’est-il pas condamné à disparaître à l’instar des amis qui l’ont accompagnée depuis tant d’années, Samuel Lawson et René Mattéoli, morts le mois dernier à quelques jours d’intervalle, l’un de vieillesse, l’autre usé par trop de plaisirs chinois ? Avec leur disparition, c’est toute une partie de sa vie, celle de sa jeunesse la plus exaltante, qui s’est dissipée dans les brumes du temps. « Suis-je une vieille femme maintenant ? » se demande-t-elle parfois, le matin, face à son miroir. Même si Patrick est toujours aussi amoureux, même si son visage a conservé le même éclat, elle voit bien que son corps décline, que sa peau se ride. L’instant d’après, elle sourit à nouveau. « Ce n’est que l’apparence, se rassure-t-elle. L’essentiel est invisible. » La même énergie l’habite, son qi n’a pas faibli et elle se sent toujours capable de déplacer des montagnes. Sauf aujourd’hui devant ces milliers de malheureux dont les besoins dépassent ce qu’elle est humainement capable de faire. Seul le Taotai pourrait leur venir en aide, mais, dans l’anarchie actuelle, en a-t-il les moyens ?
Joseph Liu lui-même, malgré sa puissance, semble dépassé par le spectacle d’une Chine minée par la guerre civile. Ses recettes de longévité et les prières de Marie-Thérèse ont peu d’effet sur lui : c’est comme s’il se consumait à petit feu, brûlé par les regrets de n’avoir toujours pas ce petit-fils que Marc et Laure lui ont promis mais qu’ils tardent à lui faire. « Quand je suis devenu chrétien,le culte des ancêtres et la nécessité d’avoir des descendants pour s’occuper de moi après ma mort me paraissaient incompatibles avec ma foi, expliqua-t-il un jour à Olympe. Mais, avec l’âge, je dois avouer que j’y attache une réelle importance et que je ne supporte pas l’idée de disparaître sans avoir un petit-fils. Le paradis, si j’y vais, me semblerait incomplet. » Un peu plus affaibli mois après mois, il attend désespérément son fils et Laure qui, après leur tournée en Asie, sont partis aux États-Unis pour une nouvelle série de concerts sur la côte Ouest. À Olympe aussi, Laure manque beaucoup et la présence de Patrick ne suffit pas toujours à combler le vide laissé par ses enfants. Louis se fait de plus en plus rare et peut la laisser sans nouvelles des semaines entières. Au siège de la Compagnie, on lui dit qu’il disparaît parfois plusieurs jours sans que personne ne sache où il se trouve et elle s’inquiète pour lui.
— Encore une de ces femmes qui lui courent après, la rassure Patrick O’Neill, le soir quand ils se retrouvent pour dîner. Il a besoin de se détendre, ce garçon.
— À plus de quarante ans, il me semble qu’il pourrait penser à autre chose et commencer à se ranger, répond Olympe, fâchée d’entendre son compagnon prendre la défense de son fils au nom d’une stupide solidarité masculine.
— Il a encore le temps. Je sais que tu as hâte d’être grand-mère mais, pour ce qui me concerne, je suis beaucoup moins pressé.
— Voir des enfants courir dans cette maison nous amènerait un peu de vie, tu ne crois pas ? De temps en temps, le Trianon est un peu trop calme à mon goût et j’ai la nostalgie des années où Louis et Laure y jouaient à cache-cache les jours de pluie. La maison résonnait de leurs rires et de leurs cris.
—Tu veux faire une partie ? propose Patrick en se levant.
— Chiche ! répond Olympe en l’imitant.
Et alors qu’elle leur apporte
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