La reine du Yangzi
l’entraîne sur la piste de danse en adressant un clin d’œil à Chen.
*
Dans l’étroit bureau de l’inspecteur Kremer, au second étage du commissariat de police de la concession, l’indicateur déguisé en balayeur vient d’achever son rapport devant l’inspecteur et l’interprète, un Chinois qui dispose d’un petit bureau dans le couloir bien qu’il n’appartienne pas officiellement à la police municipale. C’est un des sbires de Huang Jinrong le Grêlé, le chef de la Bande verte, qui l’a placé là pour aider les Français à surveiller les agitateurs dans leur concession mais surtout à contrôler le trafic de l’opium. Avec la bénédiction de la municipalité qui en tire de substantiels bénéfices.
— Tu es sûr qu’il y avait un Français avec eux ? questionne à nouveau Kremer.
L’indicateur répond par l’affirmative avec de grands hochements de tête.
— Dis-lui de me le décrire, demande-t-il à l’interprète en prenant son crayon. Blond, cheveux longs, la quarantaine, un mètre soixante-dix, très bien vêtu, un chapeau, c’est ça ? Pas de signes distinctifs comme des moustaches, une barbe ou des lunettes ? Une canne ? Non plus ? Bon, c’est déjà pas mal.
Kremer mâche nerveusement le crayon et s’adosse lourdement contre sa chaise.
— Je me demande quel Français serait assez dingue pour aller se mêler à ces gens-là. Et toi, tu as une idée de qui ça pourrait être ? demande-t-il à l’interprète.
— Oui, mais cela me paraît tellement improbable que je n’y crois pas une seconde.
— Dis toujours.
—Un de nos informateurs m’a précisé que, parmi les gens qui participent aux réunions du parti de Lao Sun, il voyait souvent un Long Nez. Il a fait des recherches, l’a suivi pour savoir où il habitait et a découvert que c’était Louis Esparnac.
— Le patron de la Compagnie du Yangzi ?
— Lui-même. Et comme notre indicateur d’aujourd’hui vient de nous dire que Lao Sun était avec Chen Duxiu et ce Blanc, j’en déduis que celui-ci pourrait bien être Esparnac. Mais les chances pour que ce soit vrai sont réduites.
Kremer éclate de rire.
— Tu l’as dit ! Je ne vois pas quel intérêt aurait un des plus grands patrons français de la ville à se mêler à cette racaille.
L’interprète réfléchit un instant.
— Si je puis me permettre et aussi curieux que cela puisse paraître, je pense qu’il faudrait quand même vérifier.
Kremer a une moue dubitative.
— Si ça peut te faire plaisir, pourquoi pas ? Mais c’est le boulot de ton patron, le Grêlé. Qu’il mette ses gars sur ce type pour qu’on en ait le cœur net mais pas de bêtises, hein ? Esparnac pèse lourd ici et je n’ai pas envie de me retrouver muté à l’autre bout de la Chine à cause de vous, c’est clair ?
41.
Depuis que le canal du Jangjingbang a été comblé pour devenir le boulevard Édouard-VII, la séparation entre la concession française et la concession internationale est moins tangible qu’autrefois. On passe de l’une à l’autre sans avoir à emprunter un des petits ponts de pierre qui enjambaient le canal, toujours encombrés de rickshaws, de calèches, de pousseurs de brouettes et sur lesquels les automobiles osaient à peine s’aventurer. Ce dimanche-là, sur le boulevard, la nouvelle auto de Louis, une Peugeot, fait encore plus sensation que d’ordinaire au milieu des pousse-pousse, des autres cabriolets et des derniers attelages. C’est que toute la ville est dehors. Les gens s’interpellent, s’embrassent, lancent leur chapeau en l’air en se congratulant. Tous les bâtiments du Bund et tous les consulats sont pavoisés aux couleurs des Alliés. La nouvelle de la victoire sur l’Allemagne est arrivée la veille et Shanghai veut marquer, elle aussi, la fin de ces quatre années interminables.
Plus tard, quand Louis stoppe au pied du perron du Trianon où Olympe et Patrick ont réuni toute la famille et les Liu pour fêter la victoire, les exclamations laissent bientôt place à la surprise. Sur le siège de cuir rouge, une petite jeune femme rousse, très pâle, se tient à son côté,intimidée. C’est la première fois qu’il vient chez sa mère avec une femme, mais Olympe ne s’attendait pas à ce qu’elle soit si jeune ni si pauvrement vêtue. Derrière elle, Patrick, Joseph, Marie-Thérèse, Laure et Marc sont tout aussi perplexes.
— Je vous
Weitere Kostenlose Bücher