La reine du Yangzi
en avoir l’apparence. Et, contrairement à ce que pensait Chen, la fibre du pays résonnait bien en lui, et de plus en plus fort.
— Assez discuté, s’écrie Louis en se levant brusquement de sa chaise. Vous êtes tous trop sérieux, ce soir. Allons plutôt nous amuser, je vous invite au Grand Monde.
Quand ils sortent, aucun d’eux ne remarque le balayeur municipal qui s’efforce de rassembler les feuilles de platanes tombées sur les trottoirs, malgré l’heure tardive. Son balai à la main, il s’interrompt dans son travail pour les regarder sortir l’un après l’autre d’un air idiot, mais à peine ont-ils tourné le coin de la rue qu’il part en courant dans la direction opposée, laissant sur le macadam un petit tas de feuilles rousses qu’une bourrasque disperse aussitôt.
*
Ouvert depuis quelques mois, Le Grand Monde dresse son clocher à six étages, élégante pagode païenne à colonnades, au coin du boulevard Montigny et de la rue de Palikao, aux confins de la concession française.
— Suivez-moi, nous allons écouter les petites chanteuses chinoises en sirotant un de ces cocktails dont ils ont le secret ici, propose Louis en entraînant Chen Duxiu et les autres dans les étages. Ils sont presque aussi bons qu’au Shanghai Club.
Les Sing-Song Girls du Grand Monde, avec leur voix cristalline et leurs minauderies de petites filles, ont fait la célébrité du plus grand palais de perdition de l’Asie, un mélange de dancing, de tripot, de cabaret, de maison close, de restaurants, de maison de jeux, où l’on peut aussi trouver un barbier, se faire prédire l’avenir ou prendre en photo avec sa conquête d’un soir. Malgré la guerre qui fait rage pour le contrôle de la ville chinoise entre les deux seigneurs de la guerre locaux, on vient de toute la ville pour goûter à la gamme infinie des plaisirs du Grand Monde. Les grands compradors et les chefs de bandes chinois y côtoient quelques riches Blancs venus s’encanailler et les marins de passage prêts à se faire plumer pour quelques instants de bonheur. Chaque étage a ses spécialités, le jeu, le sexe, les restaurants, la danse, et tout y est bon pour attirer le client et lui soutirer jusqu’à ses derniers yuans. Louis y vient de temps en temps s’enivrer de foule, de cocktails et de chansons chinoises aussi mièvres que les filles qui les chantent. Depuis sa rupture avec Deborah, il n’a trouvé aucune femme à son goût parmi celles qui s’intéressent à lui et se complaît dans des chinoiseries sans lendemain qui le laissent chaque jour un peu plus frustré.
— Ce genre de lieux devrait être interdit, dit ChenDuxiu. C’est un repaire de bandits et la jeunesse a besoin d’autres modèles que cet argent vite gagné, vite perdu.
— Ne sois donc pas si sérieux, répond Louis. Il n’est pas interdit de prendre un peu de bon temps, surtout quand on souhaite moderniser un pays. Tu ne changeras pas les hommes, ni toi ni un autre. Ils auront toujours besoin de s’amuser.
Dans la salle enfumée et bruyante, à peine sont-ils assis à une table qu’une dizaine de filles les interpellent, s’assoient sur leurs genoux, les invitent à danser avec elles contre un dollar ou à boire du champagne. Louis rit aux propositions de l’une d’elles, une jolie Sing-Song Girl qui l’a déjà entrepris lors de sa dernière visite et à qui il a l’air de plaire. Elle-même est particulièrement séduisante dans sa robe de soie qi pao moulante et boutonnée au cou mais fendue sur un côté jusqu’à mi-cuisse.
— Je ne paie pas, mademoiselle, lui répond-il quand elle le tire par le bras pour l’emmener sur la piste. Si tu veux danser, ce sera à mes conditions, pas aux tiennes.
La fille lui jette un regard furieux en crachant une insulte et lui tourne le dos à la recherche d’un client moins difficile. Louis a un petit rire moqueur.
— Tu n’as que du mépris pour ces filles, n’est-ce pas ? constate Chen Duxiu.
— Non, mon vieux. Mais je n’ai aucune raison de payer pour danser avec une de ces gamines qu’on a dressées pour séduire les hommes.
— C’est leur gagne-pain. Elles méritent aussi qu’on s’intéresse à elles, qu’on les libère des bandits qui les exploitent.
— Ne sois pas si utopique, Chen Duxiu. On commence par les ouvriers et pour les filles, on verra plus tard !
Louis se lève brusquement, rattrape la Sing-Song Girl,lui glisse quelques dollars dans la main et
Weitere Kostenlose Bücher