La reine du Yangzi
regardant lisser les galons de ses manches d’un geste machinal, Olympe se rend compte qu’il est plus trapu que dans son souvenir.
— Je vous parlerai sans détour, Olympe, dit O’Neill. Quand nous nous sommes rencontrés, je n’avais qu’un clipper à voile. Aujourd’hui, je suis propriétaire d’une compagnie qui possède cinq cargos et deux paquebots à vapeur.
— J’en suis heureuse pour vous, interrompt Olympe, mais je ne vois pas en quoi cela me concerne.
—Si vous voulez bien me laisser finir, je pourrai vous expliquer pourquoi, reprend O’Neill, vexé d’avoir été interrompu. Le siège de ma compagnie est à San Francisco mais j’ai décidé de le transférer à Shanghai.
— Vous avez bien fait.
— Ce qui signifie que je vais m’installer ici.
— Bonne idée. Nous pourrons ainsi nous voir plus souvent.
O’Neill toussote.
— C’est justement de cela dont je voulais vous parler.
— C’est bien ce que je pensais, vous venez me proposer de travailler avec vous.
O’Neill se met brusquement à marcher en rond autour du fauteuil où Olympe est assise.
— Vous ne comprenez donc pas ? s’impatiente-t-il en se plantant devant elle. Oui, j’ai une proposition à vous faire, mais c’est une proposition de mariage !
Bouche bée, Olympe le regarde comme s’il venait de dire la chose la plus absurde du monde.
— Vous voulez vous marier avec moi ? questionne-t-elle, incrédule.
— Oui, Olympe. Je peux aujourd’hui vous l’avouer : je n’ai cessé de penser à vous depuis cette soirée chez Cunningham.
Elle se met à rire puis se fige tout à coup.
— Taisez-vous ! ordonne-t-elle. Vous allez dire des âneries.
— Non, je ne me tairai pas ! Vous devez entendre ce que j’ai à vous dire.
— Il n’en est pas question ! Vous débarquez chez moi à une heure impossible, vous me faites des propositions indécentes et maintenant vous exigez que j’écoute vos fadaises ? Pour qui vous prenez-vous, capitaine O’Neill ?
— Pour quelqu’un qui vous aime, Olympe.
Elle le regarde, interloquée, se calme d’un coup. Il a prononcé ces mots d’une voix si grave, si posée, si mesurée qu’ils ont la force de l’évidence. Elle en est brusquement tout étourdie.
— Que dites-vous ? demande-t-elle, incrédule.
— La vérité, Olympe. Je vous aime depuis notre rencontre et vous ne m’avez pas quitté depuis. Chaque jour, je pense à vous.
— Vous êtes en plein rêve, Patrick ! Et je vous défends de penser à moi.
— Vous n’en avez pas le pouvoir. Ce qui n’était pas possible autrefois l’est aujourd’hui.
— Ne dites plus rien ! Vous n’en avez pas le droit.
— Je le prends. Tout le monde à Shanghai vous respecte, admire votre grandeur d’âme depuis que votre mari est…
— Mort ! N’hésitez pas à prononcer le mot.
— Pardonnez-moi, mais toutes ces choses ne sont pas faciles à dire.
— Dieu, que vous êtes empêtrés, vous autres Américains, avec votre manie de ne pas choquer. Je parie que vous êtes protestant.
O’Neill ne relève pas et poursuit, imperturbable.
— Tout le monde vous admire mais désapprouve votre solitude. Une femme telle que vous ne peut pas rester seule.
— De quoi vous mêlez-vous ? Qui vous dit que je n’ai pas envie de rester seule ?
— Vous ne pouvez pas vivre continuellement dans le souvenir.
— Vous ne savez rien de moi. Je ne vis nullement dans le souvenir. Je vis pour moi, mes enfants et mon entreprise. Pas pour le souvenir de Charles. Et ce n’est pas lui qui m’empêche de me remarier.
— Qui alors ?
—Moi, tout simplement. Je n’en ai aucune envie. Et d’abord parce que je ne vous aime pas.
— Je vous aimerai pour deux.
Olympe éclate de rire.
— Que vous êtes présomptueux ! J’ai déjà toute une vie derrière moi. Des enfants, des charges et mon âge. Je ne suis pas intéressante pour un homme comme vous. Prenez-vous une solide Américaine qui vous fera de beaux enfants et laissez-moi tranquille.
— Vos enfants me suffisent. Je n’en veux pas d’autres.
— Vous renonceriez à être père ? C’est un sacrifice stupide. Et à qui transmettrez-vous donc votre entreprise ?
— À qui en voudra. Mes neveux, mes nièces, un inconnu, qui sait. Je ne suis attaché ni à la fortune ni à la propriété, et encore moins à l’idée de la transmettre. En réalité, j’ai fait tout cela pour m’amuser. Pour aller voir moi-même de l’autre côté du Pacifique
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