La reine du Yangzi
continue d’être reçue comme une reine chez tous les grands taipans anglais et américains de l’international settlement.
Pendant ses premières années de veuvage, Olympe ne se rendait pas compte que les hommes la courtisaient discrètement. Encore habitée par le chagrin et le souvenir omniprésent de Charles, puis entièrement occupée à sauver la Compagnie du Yangzi de la faillite et à élever ses deux enfants, elle ne prêtait aucune attention à ces manœuvres plus ou moins habiles. Plus tard, quand elle comprit l’attention dont elle était l’objet, elle s’en trouva flattée, n’ayant pas imaginé un seul instant qu’une femme comme elle, veuve et mère de famille, puisse intéresser les nombreux célibataires qui cherchaient désespérément une compagne digne d’eux. Depuis, Olympe se laisse vaguement courtiser mais sans donner le moindre espoir à ces soupirants d’un soir dont certains, déjà mariés, sont en fait à la recherche d’un adultère discret. En se dirigeant vers le grand salon où Mme Hu a fait entrer son visiteur, elle se dit que si Gates est dans cet état d’esprit, elle va se faire une joie de le remettre à sa place.
L’homme lui tourne le dos et contemple le parc. Il est plus râblé que Gates et se retourne quand il l’entend entrer. À contre-jour, elle ne voit pas de qui il s’agit et ilfaut qu’il fasse quelques pas vers elle pour qu’elle le reconnaisse.
— Patrick O’Neill ! s’exclame-t-elle. Si j’avais pu imaginer...
Il prend ses mains dans les siennes avec un tel empressement qu’elle a un mouvement de recul.
— Olympe, quelle joie de vous revoir ! Cela fait si longtemps…
— Depuis les obsèques de mon mari, si je ne m’abuse.
— Oui, malheureusement. Nous nous étions rencontrés lors de ce fameux dîner chez Edward Cunningham, vous vous rappelez ?
Olympe rit au souvenir de la soirée offerte par le concurrent direct de Charles à l’époque, et qui s’était terminée par une passe d’armes entre son mari et O’Neill lorsque Charles avait prétendu pouvoir atteindre Chongqing, à deux mille kilomètres de Shanghai, en franchissant la barrière réputée infranchissable des rapides des Trois-Gorges avec son vapeur.
— Il est regrettable qu’il n’ait pas eu le temps de réaliser cet exploit, dit O’Neill.
Olympe ne répond pas. Elle n’a pas envie de parler de sa vie d’avant, lumineuse et pleine de promesses, brusquement brisée tel un verre tombant par terre. Un temps, elle a vécu dans le passé jusqu’à ce qu’elle comprenne qu’elle devait vivre seule, pour elle et ses enfants, et non plus dans le souvenir de l’homme qu’elle aimait. Étonnée de revoir cet homme qui s’intéressait naguère à elle et à ses projets d’orphelinat chinois, elle l’observe en souriant. Son visage, plus hâlé qu’autrefois, ressemble davantage, désormais, à celui d’un capitaine au long cours, ses cheveux toujours coupés ras sont plus clairsemés et le bleu de ses yeux est plus pâle que dans son souvenir. Quelques rides lui dessinent des ravines océaniques. « Les rides de mer », sedit-elle en se remémorant celles qui creusaient le front de Charles. À l’instar de beaucoup d’hommes, il s’est laissé pousser la moustache. Comme si le capitaine de trente ans qu’elle a connu fougueux, entreprenant, était devenu adulte. Curieusement, elle ressent comme une gêne devant cette intrusion inattendue à une heure où les capitaines au long cours sont généralement occupés à déguster un cognac dans leur club ou à s’offrir une pipe d’opium et les plaisirs adjacents au Mianyunke , le Pavillon des Rêveries nuageuses, la fumerie chic réservée aux Blancs de Fuzhou Road, près de le l’hippodrome.
Alors qu’une servante apporte à petits pas discrets du thé, des gâteaux et des fruits, elle brise le silence qui s’est installé entre eux.
— Et que me vaut le plaisir de votre visite ? Vous venez me proposer une affaire ?
L’Américain rit de bon cœur.
— Quelle idée saugrenue ! Si c’était le cas, je serais venu vous voir dans vos bureaux.
— Alors que là, vous venez directement chez moi… Et sans vous annoncer qui plus est. Ce qui signifie quoi, exactement ? questionne-t-elle avec une certaine raideur.
O’Neill se lève le plus dignement possible. Il paraît soudain gauche dans son uniforme dont les boutons dorés ont l’air d’avoir été astiqués pour l’occasion. En le
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