La reine du Yangzi
aussi brutaux… Laisse-moi réfléchir, Chang. C’est une décision que ni toi ni moi ne pouvons prendre à la légère car te savoir en train de jouer les conspirateurs de l’autre côté de la mer de Chine ne m’enthousiasme guère.
— Je vous en prie, Oncle Liu. Tout m’incite à partir. Le vent me pousse vers d’autres terres, d’autres visages, plus aimables pour moi. Je sais ce que ma mère et moi vous devons mais je ne pourrai pas rester une année de plus à Shanghai, même sous votre protection. Et si vous me refusez votre soutien, je le regretterai mais je partirai quand même, par mes propres moyens.
Chang a cru que son tuteur allait se mettre en colère mais Liu a simplement souri. Un sourire à la fois douloureux et affectueux.
— On dirait ton père, a-t-il dit avec émotion. La même détermination, la même certitude de son destin, le même engagement absolu. Tu lui ressembles beaucoup, et, lorsque je te vois, je le retrouve en toi, en me rappelant combien nous étions proches l’un de l’autre sans jamais avoir osé nous l’avouer. Il était plus qu’un frère pour moi, un peu fou sans doute, mais, sans lui, jamais je ne me serais aventuré sur les chemins incertains de la fortune. Je ne savais pas lui résister mais je ne m’en plaignais pas : le plus souvent il avait raison. Sauf le soir où il a décidé de venir vous voir ta mère et toi sans me prévenir. S’il l’avait fait, j’aurais pu le dissuader, et il serait encore de ce monde…
L’évocation de Charles Esparnac a soudain métamorphosé les deux hommes en statues.
— Si tu savais combien je me sens responsable de sa mort…, a murmuré Liu Pu-zhai après un long silence.
— Vous n’y pouvez rien, Oncle Liu, a répondu maladroitement Chang, intimidé par les aveux de son tuteur.
La faiblesse de Liu n’a duré qu’un instant. Il a commandé un peu d’alcool de riz, l’a versé dans leurs deux tasses, a levé la sienne, imité par Chang, un sourire a réapparu sur son visage et dans ses yeux a pétillé un éclat malicieux.
— Chaque fois que je dois prendre une décision, a-t-il dit, je me demande ce qu’aurait fait Charles à ma place. En l’occurrence, je suis à peu près certain qu’il ne se serait pas opposé à ton départ. Il l’aurait même encouragé. Par conséquent, puisque ton père en a décidé ainsi, je ne vois pas pourquoi je m’opposerais, moi, à ce que tu ailles faire tes études à Tokyo !
5.
— Madame, un officier américain demande à vous voir.
Dans la voix de Mme Hu, sa gouvernante depuis vingt ans, Olympe note une nuance de réprobation. Cela ne se fait pas de venir chez une dame aussi importante que Mme Esparnac sans se faire annoncer au préalable par un billet. Il se peut aussi que Mme Hu considère qu’il est indigne de sa maîtresse de recevoir un homme chez elle, même cinq ans après la mort de son mari.
— A-t-il donné son nom ? demande Olympe.
On vient rarement sonner à sa porte à huit heures du soir et elle se demande si ce visiteur ne serait pas le captain Gates, le commandant de la canonnière, venu présenter ses excuses après avoir réalisé combien les propos qu’il a tenus chez le consul l’ont choquée. Elle a bien vu aussi qu’elle ne lui était pas indifférente et sans doute va-t-il essayer de la séduire. Cette perspective l’amuse. Son statut de veuve, de femme d’affaires et de Française excite de nombreuses convoitises. L’aura mystérieuse qui l’entoure chez tous les Shanghailanders la rend plus attirante encore. Ne dit-on pas qu’elle est la seule femme à pouvoir pénétrer au Shanghai Club, à la demande expresse de Samuel Lawson et de ses membres les plus influents ? Ou qu’elle bénéficie de hautes protections aussi bien du côté françaisque du côté chinois, auprès du Taotai de Shanghai comme du vice-roi de la province ? Protections qui expliqueraient pourquoi Olympe Esparnac n’a jamais été inquiétée quand Elias Kassoun est mort sans raison apparente au Pavillon de Thé du Jardin Yu, dans la ville chinoise. Régulièrement, la rumeur propagée par les enfants de Kassoun prétendant qu’elle est à l’origine de la mort suspecte de leur père refait surface dans les dîners mais aucun fait n’est jamais venu la corroborer. Les héritiers Kassoun étant aussi détestés que leur père, aucun Shanghailander n’y prête d’ailleurs attention et Olympe Esparnac
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