La reine du Yangzi
entreprises.
— Vous ne devriez pas prendre notre demande à la légère, poursuit Huang. Elle pourrait devenir une exigence. Notre association est avant tout philanthropique et nous réclamons seulement un peu d’argent pour aider les veuves des marins emportés par le fleuve. En échange, nous vous apportons notre protection.
— Je vous le répète, nous n’avons nul besoin de votre protection, réplique Joseph qui ne cache plus son exaspération.
— Aujourd’hui peut-être, mais demain, qui sait ? Votre famille est riche, celle de Mme Esparnac aussi, et des entreprises concurrentes chinoises pourraient tenter de s’en prendre à la Compagnie du Yangzi pour l’affaiblir. Nous pourrions alors vous aider à vous en défendre. En revanche, si vous persistez à refuser, nous pourrions faire preuve de moins de compréhension envers vos proches ou envers Mme Esparnac. Il serait regrettable que vos enfants tombent par accident dans le Huangpu.
Joseph Liu se dresse, soudain blême. Sa bouche se tord de rage et ses yeux, d’ordinaire si sereins, s’assombrissent.
— Vous n’auriez jamais dû proférer ce genre de menaces, monsieur Huang, répond-il d’une voix exagérément calme en l’attrapant par l’oreille pour le forcer à se lever. La Bande verte ne me fait pas peur et j’ai des moyens que vous ne soupçonnez pas. À commencer par celui des autorités françaises que je vais alerter dès aujourd’hui sur vos manigances.
Huang Jinrong se dégage et éclate de rire.
— Les autorités françaises connaissent notre existence. Le fonctionnaire en charge de la police nous a même félicités pour notre action philanthropique. Jamais il ne viendra nous chercher des histoires.
—Il changera d’avis lorsque je lui aurai expliqué qui vous êtes en réalité, menace Joseph. Et si cela ne suffit pas, je pense que le Taotai, une fois informé par mes soins, prendra les mesures qui s’imposent pour vous empêcher de nuire. Alors un conseil, déguerpissez rapidement et ne revenez pas.
Il agite la petite cloche posée sur son bureau. Quelques secondes plus tard ses deux adjoints pénètrent dans son bureau.
— Veuillez reconduire ce monsieur jusqu’à la sortie de nos locaux et veillez à ce qu’il n’y remette plus jamais les pieds. Il s’appelle Huang Jinrong et appartient à la Bande verte. S’il fait la moindre difficulté, je vous autorise à le confier à mon jian pour qu’il en fasse ce que bon lui semble.
En entendant Joseph Liu mentionner son jian , Huang blêmit. Tout le monde à Shanghai connaît la réputation de l’homme à tout faire du puissant associé d’Olympe Esparnac. Personne ne l’a jamais vu, personne ne sait à quoi il ressemble, mais chacun sait qu’il est aussi cruel que son maître est affable, qu’il est la face cachée et noire de cet homme réputé pour sa sagacité et sa mesure. Plusieurs morts mystérieuses et les conditions épouvantables de ces exécutions – car il s’agissait bien d’exécutions – lui ont été imputées dans le passé. Toutes les victimes avaient en commun de s’être un peu trop approchées des intérêts de M. Liu. On savait, à Shanghai, mais sans en avoir la moindre preuve, qu’il ne fallait pas plaisanter avec le comprador et que, tout dévoué à Olympe Esparnac comme il l’avait été à son mari, il défendait avec une rage animale parfaitement dissimulée ses importants intérêts financiers.
*
Quand Olympe entre, une heure plus tard, dans le bureau de Joseph, elle le trouve en train de contempler pensivement la fragile tasse de thé qu’il tient délicatement entre ses doigts, comme s’il était hypnotisé par le reflet du soleil sur l’étui d’argent qui protège son ongle de lettré. Le comprador a l’air fatigué. Ses cheveux drus, toujours aussi impeccablement séparés par une raie centrale, ont blanchi ces derniers mois et les traits de son visage se sont imperceptiblement creusés. Pour la première fois, elle trouve qu’il accuse son âge lui qui, d’ordinaire, paraît plus juvénile.
— Que se passe-t-il, Joseph ? demande-t-elle. Vous avez l’air soucieux. Nous avons un problème ?
Surpris dans sa méditation, Joseph tourne vers elle un regard qui se veut serein mais qu’une légère trace d’inquiétude altère.
— Aucun problème. J’étais seulement en train de réfléchir.
— Et à quoi donc pour avoir cet air si pensif ?
Il hésite un instant à lui parler de la visite
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