La reine du Yangzi
qui elle pardonnait le moindre écart, il lui cachait la moitié de sa vie. Une partie de lui demeurait cachée, occultée, masquée comme un péché honteux, une manie déplorable ou un vice. Comme si les vieux démons du père avaient trouvé dans le fils de quoi s’exprimer à nouveau. Voilà peut-être ce qui effraie le plus Olympe, la propension de Charles à mener une double vie qu’elle retrouve en Louis, aussivirulente et dangereuse qu’un serpent. Comme Charles, Louis ose l’impensable et ne trouve rien de plus excitant que d’en repousser les limites.
— Pourquoi fais-tu ça ? demande-t-elle encore. Par défi, par provocation, pour jouer avec le feu ?
Dressé face à sa mère, Louis ne baisse pas les yeux. Il se tient raide, avec un air de défi et la toise, allume une cigarette, plein d’assurance.
— Ce que je fais de ma vie ne regarde que moi, répond-il. Et je ne suis pas fou au point de mettre la société en danger. J’ai des idées, maman, un idéal et je les mets en action, c’est tout. Tu n’as pas à t’en mêler, j’ai ma conscience pour moi.
— Ta conscience ? Parlons-en de ta conscience ! Si tu avais un ou deux sous de jugeote, tu aurais compris depuis longtemps qu’il est inutile de faire le beau devant ces Chinois. La révolution, Sun Yat-sen l’a déjà faite et on a vu ce que ça a donné !
— Comment peux-tu parler de ce que tu ne connais pas ? explose Louis. Sun Yat-sen n’a même pas pu être président de la République, ni faire la moindre réforme pour améliorer la vie des Chinois. Si je suis du côté des révolutionnaires, c’est parce que mes amis et moi, nous voulons vraiment changer les choses. Ces millions d’ouvriers ne doivent plus être traités comme des sous-hommes tout juste bons à engraisser les grandes compagnies étrangères et chinoises.
— Dont la nôtre, je te le rappelle. Tes idées sont très nobles mais ta place n’est pas auprès de ces gens-là. Elle est à la tête de la Compagnie, pas à celle des syndicats ouvriers. Ce n’est pas ton rôle. Que nos employés soient correctement payés et traités devrait te suffire. Je ne t’ai pas attendu pour être une bonne patronne.
— Tu ne comprends pas qu’il ne s’agit pas seulementde la Compagnie du Yangzi mais de toutes les usines de Shanghai et de la Chine tout entière, répond Louis en écrasant nerveusement sa cigarette dans un cendrier déjà bien rempli.
— Je l’ai parfaitement compris, mais je te répète que ta place n’est pas là. Même s’il traite bien ses ouvriers, le rôle d’un patron est d’abord de diriger son entreprise, pas de les encourager à faire grève, encore moins de se joindre à eux pour défiler ! Personne ne peut faire les deux choses à la fois. Tu ne seras jamais un bon patron en même temps qu’un bon chef syndical. À un moment, il faut choisir son camp. Et le tien c’est ta famille, notre entreprise, tout ce dont tu hériteras quand je ne serai plus de ce monde, c’est notre monde européen et non celui des ouvriers chinois. Je ne t’empêcherai jamais de financer des associations caritatives ou des actions éducatives comme nous l’avons toujours fait, mais des syndicats, non, je ne suis pas d’accord. Je refuse que tu nourrisses une organisation révolutionnaire qui, demain, pourrait très bien venir tout nous prendre comme on vient de le voir en Russie. L’exemple d’Emma devrait te donner à réfléchir.
— Ne mêle pas Emma à tout cela ! D’ailleurs elle est d’accord avec moi.
— Tant mieux pour toi, mais elle n’a pas voix au chapitre. Louis, je te demande de renoncer à tes lubies, de revenir à un comportement normal.
Son fils se cabre, fouetté dans son orgueil, l’œil mauvais soudain.
— Et si je refuse ? demande-t-il sèchement.
— Tu n’y songes pas ?
— Si. Tu as prétendu toi-même que j’étais fou. Eh bien, soit, je le suis et le serai jusqu’au bout.
— Ne fais pas ça, mon grand, implore Olympe, dans lacrainte de perdre à nouveau son fils et définitivement, cette fois.
— Puisque tu m’imposes de faire un choix, je choisis le camp des ouvriers chinois. C’est avec eux, pour eux, que je veux travailler et vivre. Pour personne d’autre.
Olympe, livide, prend ces mots en plein cœur, comme une balle tirée à bout portant. Mais son visage ne tressaille pas.
— Tu veux dire que tu renonces à diriger la Compagnie du Yangzi ? demande-t-elle froidement.
— Oui. Et même à
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