La reine du Yangzi
parents.
— Il reste muet sur ce sujet comme sur d’autres, d’ailleurs, poursuit-elle d’un ton espiègle. Raison pour laquelle il me laisse évidemment le soin de vous annoncer la nouvelle.
— Il va redonner une série de concerts à Shanghai ? questionne plein d’espoir Patrick qui s’est découvert une passion pour la musique classique.
— Non, intervient Marc, soudain rouge d’embarras. Elle veut dire que je vais être papa.
Au milieu des exclamations de joie, Laure lance un clind’œil à son frère. Il retrouve en elle toute sa fierté d’avoir réussi quelque chose dont il l’estimait incapable lorsqu’ils étaient enfants et qu’il la défiait à un jeu de garçon. Comme si elle lui disait : « Tu vois, j’y suis quand même arrivée ! »
— Mazel Tov ! dit Emma.
Et pour la première fois depuis son arrivée, un sourire éclaire son visage émacié.
*
Protégé par les hommes de main de la Bande verte, Chang se mêle au flot des manifestants qui crient leur colère dans les rues pouilleuses de la ville chinoise. Ils sont des dizaines de milliers, étudiants et ouvriers mêlés, à protester contre le traité de Versailles qui prévoit que l’Allemagne cède la province du Shandong au Japon. Le mouvement a commencé en mai 1919 à Pékin et s’est étendu à Shanghai dans la violence. Pour la première fois, commerçants et ouvriers en grève ont rejoint les étudiants et toute la ville est en ébullition. Dans les concessions, on s’attend au pire et des troupes coloniales ont pris position aux principaux points d’accès pour parer, une fois de plus, à tout risque d’envahissement par des foules déchaînées. Jamais les Longs Nez ne se sont sentis aussi menacés par la multitude chinoise malgré la protection des croiseurs ancrés tout au long du fleuve. Chang s’est mêlé aux manifestants sur ordre du Guomindang, le parti de Sun Yat-sen rentré à Shanghai, et d’Oncle Liu.
— Tu dois identifier les meneurs étudiants, lui a précisé Joseph. Ce sont eux que nous devons neutraliser en premier. Ils présentent un grand danger désormais.
— Pourquoi ?
— J’ai appris qu’ils sont entrés en contact avec les bolcheviks et que ceux-ci ont accepté de financer un particommuniste chinois. Ce qui serait extrêmement grave pour nous.
— Et les chefs ouvriers ?
— Ne t’en occupe pas. La plupart sont de notre côté en réalité. La grève n’est qu’un prétexte pour affaiblir les compagnies américaines qui concurrencent les nôtres. Mais si les choses deviennent incontrôlables, tu sais quoi faire.
Oui, Chang sait quoi faire, même si cela lui répugne. Les sbires de la Bande verte et des milices patronales se sont postés tout le long du parcours de la manifestation. Sous leurs vêtements, ils cachent gourdins, couteaux ou armes à feu, et sont prêts, à son signal, à semer la panique dans le cortège pour briser la grève. Chang sait que sur un mot d’ordre lancé par un leader étudiant trop exalté, le mouvement peut dégénérer en combat de rue. Il doit absolument l’éviter, ne pas perdre le contrôle de la foule, et il est prêt à la disperser à coups de bâton et au prix de quelques blessés, s’il le faut.
Mais parmi tous ces hommes qui hurlent leur haine des Japonais, des Blancs, des patrons, il en est un qu’Oncle Liu lui a demandé de rechercher avec plus d’attention que les autres. Son demi-frère français.
— L’inspecteur Kremer a informé le Grêlé que c’était bien Louis Esparnac qui figurait avec Chen Duxiu parmi les instigateurs des mouvements étudiants, lui explique Joseph encore incrédule. C’est lui, également, qui a aidé Lao Sun à créer son parti. J’ai du mal à le croire mais les faits sont là. Et je dois avouer que j’admire ton demi-frère d’avoir réussi à soutenir des révolutionnaires tout en étant le patron de la Compagnie sans que personne ne le sache !
— Cela prouve surtout qu’il aime la Chine et que lui aussi, à sa manière, il veut la changer, répond Chang.
— Peut-être, mais on va au-devant d’un drame si on le laisse faire, prédit Liu Pu-zhai. Je sais qu’il participera à lamanifestation. Essaie de le repérer car en cas de problème, il faudra le sortir de là pour éviter qu’il se fasse prendre ou pire, ordonne-t-il.
Chang reconnaîtrait son demi-frère entre mille : depuis qu’il l’a aperçu, il y a des années, lors de la fête donnée pour les
Weitere Kostenlose Bücher