La reine du Yangzi
dix-huit ans de Laure Esparnac, il n’a pas oublié ce visage qui ressemble si étrangement au sien, qui en est son miroir inversé ou son négatif photographique. Comme si lui-même, au cours de toutes ces années, était devenu plus européen quand Louis devenait plus chinois. Sauf à s’être couvert la tête d’un turban ou d’un chapeau, Louis ne devrait pas passer inaperçu avec ses cheveux blonds, son teint pâle et ses yeux bleus s’il est effectivement assez téméraire ou assez fou pour être venu mêler sa voix à celle des Chinois, par provocation autant que par solidarité.
Au milieu de tous ces cris, vociférations et slogans déchaînés, Chang tente bien de distinguer une voix discordante, un ton qui serait moins rauque ou moins fanatique que les autres. Mais dans cette mer immense de visages déformés par la rage, il ne voit nulle part celui qu’il a la charge de protéger. À l’idée qu’il pourrait le manquer et laisser son frère courir le risque d’être tué, l’angoisse lui noue l’estomac. Et il en vient à prier le dieu des Hasards et de la Fortune de mettre Louis sur son chemin pour que l’occasion lui soit donnée, si tragique puisse-t-elle être, de rencontrer enfin ce frère tant désiré.
Mais, alors que la nuit tombe et que les manifestants, après un dernier cri de révolte, cessent comme par magie de hurler et se dispersent en silence, ni le hasard ni son dieu n’ont exaucé ce vœu. Chang les regarde se fondre dans l’obscurité, soulagé mais plein de ressentiment pour un destin qui lui refuse obstinément ce qu’il désire le plus au monde : se retrouver face à face avec Louis Esparnac.
42.
Olympe vient rarement chez son fils mais cette fois elle a pris les devants sans attendre qu’il l’invite. Ce qu’il aurait pu faire quand il lui a annoncé qu’il se mettait en ménage avec Emma, quelques jours à peine après l’avoir rencontrée. « Je ne sais pas très bien pourquoi, mais j’en suis fou amoureux, maman, lui a-t-il expliqué, les yeux brillants. Elle est si fragile, elle a tant souffert, que sa seule présence me bouleverse. Et ses yeux, maman, ses yeux verts… » Olympe a bien pensé, un moment, retrouver Louis au siège de la Compagnie, mais pour ce qu’elle a à lui dire, il valait mieux aller chez lui, un samedi matin. Comme elle le présumait, c’est Emma qui, un premier mouvement de surprise passé, lui ouvre la porte avec un grand sourire.
— Entrez, Olympe. Nous ne vous attendions pas.
— Je passe à l’improviste. Louis est là ? demande-t-elle froidement.
— Il allait partir, vous avez de la chance, répond Emma en la guidant vers le salon.
Olympe a l’air fâché mais Emma ne le remarque pas. En quelques semaines, elle est redevenue la jeune fille ravissante et vive qu’elle devait être à Harbin. Sur ses joues, les taches de rousseur ont réapparu et ses yeux verts ont à nouveau cet éclat qui lui donne un charme siétrange. Et Louis n’a pas lésiné sur les dépenses pour lui offrir une nouvelle garde-robe à en juger par l’ensemble qu’elle porte aujourd’hui.
— Maman, quelle surprise ! s’écrie-t-il en achevant de boutonner sa veste. Je dois sortir, tu m’accompagnes ?
— Non, répond Olympe d’une voix glaciale. Car tu ne sortiras pas avant que nous nous soyons expliqués. Emma, pouvez-vous nous laisser ? Merci.
— Que se passe-t-il ? s’inquiète Louis.
— Il se passe que je viens d’avoir la confirmation que mon fils est complètement fou ! répond-elle en haussant le ton. Si fou qu’il n’hésite pas à mettre en danger son entreprise et toute sa famille avec !
— De quoi parles-tu ?
— De tes accointances avec ces socialistes, ces ouvriers, ces révolutionnaires ! Te rends-tu compte dans quel pétrin tu nous mets ? Des risques que tu nous fais courir à tous ? Qu’est-ce qui te prend d’aller à ces réunions, à ces manifestations, de financer ces syndicats, d’appeler à la grève ? La Compagnie ne te suffit pas ? Il faut encore que tu ailles faire l’intéressant ailleurs ?
Jamais la colère d’Olympe n’a été aussi violente ni aussi désespérée. Quand Joseph Liu lui a appris, le matin même, les activités clandestines de Louis, ce fut comme s’il lui enlevait son fils pour le remplacer par un autre dont elle ne savait rien. D’un seul coup, Louis devenait un inconnu. Lui, dont elle croyait tout savoir et à
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