La reine du Yangzi
mes parts dans la société. Vous n’avez qu’à vous les partager, je n’en veux plus, je vous les vends.
Olympe regarde ce grand garçon blond dont les yeux bleus ont pris une nuance acier qu’elle n’avait jamais observée auparavant. Elle ne le reconnaît plus. Que s’est-il passé ? se demande-t-elle. Est-elle responsable du mauvais chemin qu’il a pris sans qu’elle le remarque ? Où et quand s’est-elle trompée sur lui ? Quelles erreurs a-t-elle faites ?
— Tu es sûr de ce que tu viens de dire, Louis ? Réfléchis bien, tu pourrais le regretter.
— C’est tout réfléchi. Demain, je te ferai porter ma lettre de démission et de cession de mes parts. Je ne veux plus rien à voir avec la Compagnie.
— Elle t’a nourri, murmure Olympe dans une ultime tentative de le faire renoncer.
— Il est temps que je me nourrisse seul.
Le silence qui s’installe entre eux est aussi tragique que celui qui suit un séisme. Comme si tout avait été dit et que les mots, irrémédiables, avaient détruit en quelques secondes ce qui les unissait depuis si longtemps. Olympe se demande soudain si Louis l’aime encore, et même s’il l’a jamais aimée. Doute affreux qui lui saute au visage telle une douleur cruelle. Effondrée, elle lui tourne le dos et le quitte sans un regard en retenant ses sanglots.
*
— Alors ? questionne Joseph Liu.
Dans la salle du conseil de la Compagnie, il a attendu le retour d’Olympe avec angoisse. À son côté, Laure feuillette distraitement le North China Daily News pour passer le temps et vérifier que la publicité annonçant le prochain concert de Marc a bien paru en page cinq. Sa maternité l’a embellie autant qu’adoucie et elle est devenue plus proche de sa mère qu’elle ne l’a jamais été.
— Alors, il ne veut plus rien à voir avec nous ni avec la Compagnie, répond Olympe en se laissant tomber sur un fauteuil.
— Comment ça, il ne veut plus rien à voir avec nous ? s’écrie Laure. Qu’est-ce qu’on lui a fait ?
— Rien, mais apparemment il a décidé qu’il en avait assez d’être riche et qu’il voulait vivre du côté des pauvres.
— C’est cette fille, Emma, qui lui a mis ça dans la tête ?
Joseph Liu s’appuie sur sa canne pour se lever et commence à faire le tour de la grande table d’acajou ovale avec précaution.
— Non, Laure, ça fait des années que cela le travaille. Ton frère fréquente les milieux étudiants et ouvriers depuis plus de dix ans, ce que nous ignorions vous et moi. Au début, c’était par pur intérêt philanthropique, mais il s’est pris au jeu et s’est engagé au-delà du raisonnable dans la création d’un syndicat ouvrier et des associations d’étudiants.
— Pourquoi ne nous en a-t-il jamais parlé ? s’étonne Laure.
— Sans doute pour garder secrète cette part de lui-même. Ton frère a toujours conservé une zone d’ombre depuis la mort de votre père. Elle a nourri sa révolte faceà une condition humaine qu’il ne supporte pas, à commencer par la sienne. Je croyais que son grand tour en Chine à vingt ans avait tout arrangé. Je me suis trompée.
— Moi aussi, j’ai beaucoup souffert de la mort de papa, mais je ne vous ai pas rejetés pour autant, commente Laure avec un peu de dépit dans la voix.
Joseph interrompt sa marche et se plante devant Olympe et sa fille.
— Je vous ai parlé de son amitié avec Chen Duxiu, n’est-ce pas ? Eh bien, j’ai appris ce matin même que Louis était à son côté quand Chen et ses amis ont projeté la fondation d’un parti communiste chinois, il y a quelques jours.
— Un parti communiste ici, à Shanghai ? interroge Laure qui, depuis sa liaison avec Ichirô, s’intéresse beaucoup à la politique.
— Oui, mais il n’était pas le seul Européen. Il y avait aussi un Hollandais, un dénommé Maring, et un Russe appelé Nikolski. Des gens louches envoyés par Moscou pour exporter la révolution chez nous.
— Et Louis fréquente ces types-là aussi ?
— Oui, semble-t-il. C’est très dangereux pour la Compagnie.
— Nous n’avons heureusement plus rien à craindre de ce côté-là. Il nous rend tous ses mandats, dit Olympe. Ce qui signifie que nous devons nommer un nouveau président. Laure, accepterais-tu de prendre la place de ton frère ?
Interloquée, Laure regarde sa mère.
— Tu n’y penses pas, maman, répond-elle. Je n’ai aucune qualification pour diriger la société. Et Louis m’a
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