La reine du Yangzi
Dieu ni morale. Comment voulez-vous faire confiance à des gens qui n’ont ni Dieu ni morale ? Ils vont vous les saccager vos maisons. C’est tout ce qu’ils savent faire. Et après, vos beaux appartements ne vaudront plus une sapèque !
Olympe a rarement entendu un tel mépris des Chinois. Consternée, elle dévisage Cunningham qu’elle croyait pourtant bien connaître et préfère lui tourner le dos plutôt que de lui répliquer violemment. Elle ne tient pas à créer un incident avec les Américains dont elle a besoin pour ses affaires. Dans un grand froissement de satin, elle pivote sur elle-même et se retrouve nez à nez avec Patrick O’Neill.
— Vous vouliez m’inviter à danser, je crois, lui lance-t-elle avec aplomb.
— Je ne peux rien vous cacher, répond l’Américain avec un grand sourire en l’entraînant dans une polka endiablée.
10.
Rarement elle s’est sentie aussi grisée. Tout étourdie, Olympe doit aller s’asseoir. La tête lui tourne après avoir enchaîné valses, galops et mazurkas à un rythme effréné. O’Neill ne l’a pas lâchée ni ne lui a laissé le temps de reprendre son souffle. Il a fallu qu’elle crie grâce pour qu’il l’accompagne jusqu’à un canapé où elle s’effondre en riant. Quand il revient avec deux verres de champagne, elle avale le sien d’un trait sous les yeux amusés de son cavalier.
— Ne me regardez pas comme ça, captain, je ne fais que me désaltérer !
— Après tout, vous êtes française, c’est normal que vous aimiez le champagne, répond-il en saisissant deux nouvelles coupes sur le plateau d’un serveur.
Olympe ne peut ignorer les yeux brillants que l’Américain pose sur elle et où perce la même flamme que celle qui l’animait lorsque, à l’automne dernier, il lui a avoué qu’il l’aimait. Ce jour-là, elle en a été troublée plus qu’elle ne l’aurait souhaité. Et aujourd’hui, redécouvrir en lui un désir qui ne se cache pas la trouble davantage encore. Tout à l’heure, quand ils dansaient une valse, il l’a serrée un peu trop contre lui et tout son corps a frémi. Elle n’a pu réprimer un frisson de plaisir et s’en est émue, étonnée de cette réaction physique qu’elle avait oubliée. Depuiscombien d’années n’a-t-elle pas senti la main d’un homme contre sa taille, son souffle dans ses cheveux ? Combien de jours et de nuits se sont écoulés sans que sa peau reçoive la moindre caresse, son front le moindre baiser, son bras le moindre effleurement ? Depuis qu’elle est veuve, elle s’est volontairement cloîtrée, comme autrefois sa sœur aînée dans son couvent de Marseille. Mais au moins celle-ci en avait-elle fait le vœu et était-ce sa vocation depuis longtemps. Tandis que l’exigeante fidélité post mortem pour son époux assassiné, le respect de ses enfants, le devoir et la rigueur morale auxquels Olympe s’est astreinte ont seuls guidé sa décision de vivre comme une vestale de la Rome antique.
Elle doit pourtant s’avouer que la déclaration d’amour de Patrick O’Neill a battu en brèche ce mur qu’elle oppose depuis si longtemps aux hommes qui s’approchent trop près d’elle. Et qu’aujourd’hui elle est loin d’être insensible à l’entrain de son cavalier, à sa fougue, à ses petits gestes attentifs, la pochette qu’il lui a tendue pour essuyer sa gorge humide d’avoir trop dansé, son bras offert pour l’accompagner jusqu’à ce sofa. Alors qu’elle boit une nouvelle gorgée de champagne, elle ne peut échapper à son regard ardent fixé sur elle. Le sien, elle le sent, est empreint de gravité, d’interrogations muettes et d’attentes qui n’osent dire leur nom. Tout son visage lui semble figé, comme brièvement suspendu à une réponse, et elle ne peut plus nier que cet homme ne la laisse pas indifférente.
Un pincement au cœur quand l’image de Charles transperce sa conscience, sa main qui tremble un peu trop en agitant son éventail d’ivoire finement sculpté, son souffle qui s’altère : Olympe comprend qu’elle se trouve au bord d’un séisme qu’elle redoute et espère à la fois. Elle est en train de basculer vers l’inconnu. C’est comme si le monde n’existait plus, comme si ses rumeurs s’étouffaientd’elles-mêmes avant de lui parvenir et ne lui laissaient entendre que des bourdonnements indistincts. Patrick reste debout face à elle qui le guette, tétanisée par
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