La reine du Yangzi
les bouleversements qui s’opèrent en elle. Elle sent qu’on les regarde mais elle s’en fiche, le visage levé vers lui, éperdue telle une noyée attendant son sauveur. O’Neill a-t-il senti sa métamorphose, a-t-il noté ce rose qui lui monte aux joues derrière le fragile rempart d’un antique éventail ?
— Que diriez-vous d’aller nous rafraîchir dans le parc ? propose-t-il en se penchant vers Olympe.
Comment refuser cette main qui se tend vers elle et qui signifie déjà tant de choses, tant de promesses, tant d’avenir, cette main qui déchire d’un coup le voile opaque du passé et fait renaître en elle une lumière qu’elle croyait éteinte à jamais ?
— Pourquoi pas ? parvient-elle à articuler d’une voix qui se veut assurée mais que l’émotion altère.
Elle sait qu’elle a bu trop de champagne. Accrochée au bras de l’Américain, elle distingue à peine les visages intrigués des danseurs qui les regardent quitter la salle de bal, l’œil perplexe du consul de France et celui, beaucoup plus irrité, du consul américain. Elle n’entend pas davantage les commentaires que suscite leur sortie dans le parc illuminé par des torchères dont l’air de la nuit fait vaciller les flammes. Et c’est seulement quand elle sent sur ses épaules nues la fraîcheur du jardin, l’odeur mouillée du gazon tondu de frais qu’Olympe reprend ses esprits et s’écarte légèrement de cet homme qui l’a entraînée loin du monde sans qu’elle lui oppose la moindre résistance. Elle se sent idiote de rester muette alors qu’elle devrait, par quelques mots, rompre le silence gêné qui s’est installé entre eux. Comme si ni l’un ni l’autre n’osaient le moindre geste, paralysés par les conséquences que ce premier pasaurait sur leur vie. O’Neill, si entreprenant quelques minutes plus tôt, paraît bizarrement emprunté.
— N’avez-vous pas froid ? demande-t-il en s’en voulant aussitôt de n’être pas plus imaginatif.
Olympe pourrait faire semblant de frissonner ou rentrer les épaules pour montrer que, oui, elle a froid, mais elle n’a aucune envie de minauder, ce qu’elle n’a, d’ailleurs, jamais eu l’occasion de faire. Fugacement, elle en veut à l’Américain de l’avoir mise dans une situation aussi embarrassante en l’emmenant, aux yeux de tous, se fondre dans l’obscurité du parc.
— Non, mais je n’aime pas beaucoup marcher dans l’herbe mouillée ! répond-elle un peu sèchement.
— Moi non plus. J’ai une bien meilleure idée. Venez, dit-il en l’entraînant vers le portail du consulat.
— Où m’emmenez-vous ? questionne-t-elle, inquiète. Ce que vous faites est très cavalier.
Pour toute réponse, O’Neill se met à rire.
— Très incorrect vis-à-vis de votre consul, insiste-t-elle. C’est très grossier de partir sans le saluer.
— Il s’en remettra ! Nous avons mieux à faire que ces mondanités au milieu de tous ces pingouins en tenue de gala.
— Vous oubliez que certains d’entre eux sont mes amis.
— Ça ne me les rend pas plus intéressants.
D’abord surprise par l’initiative d’O’Neill, Olympe décide de s’arrêter net.
— Où m’emmenez-vous, Patrick ? Répondez-moi ou je ne fais pas un pas de plus.
L’Américain s’immobilise à son tour, la prend dans ses bras et posant presque sa bouche contre son oreille, murmure :
— Sur mon bateau.
Puis, sans lui laisser le temps de réagir, il la fait monterdans le premier fiacre stationné devant le consulat, donne l’ordre de filer sur le Bund et, une fois arrivé à hauteur de son navire amarré au milieu du Huangpu, la fait descendre par un go down jusqu’à une chaloupe. Amusée par cet enlèvement, Olympe rit, manque tomber à l’eau, crie de frayeur, s’accroche au bras de Patrick, rit de plus belle, et, redevenue jeune fille, entre dans l’inconnu au rythme des rameurs qui l’emmènent vers la silhouette vaguement inquiétante du cargo du captain O’Neill.
*
À peine ont-ils posé le pied sur le pont du Star of California que la nuit s’illumine brusquement et que des explosions crèvent la torpeur de la ville. Olympe sursaute, rentre la tête dans les épaules.
— Ce n’est rien, la rassure O’Neill. Juste le feu d’artifice pour la fête de l’ Independence Day . Regardez, les fusées sont tirées du jardin du consulat américain.
C’est presque naturellement qu’il l’enveloppe de ses bras pour regarder le ciel
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