La reine du Yangzi
s’embraser d’étoiles pétaradantes et de gerbes de lumière aux couleurs de l’Amérique. Elle ne proteste pas, accepte tacitement d’être réchauffée par le corps massif de l’Américain, laisse aller sa tête contre sa joue et s’émeut de sentir les poils de sa barbe piquer sa peau délicate. Depuis Charles, elle n’a jamais été aussi étroitement proche d’un homme et elle en frissonne. La vision des majestueux palais du Bund frappés par saccades d’une lumière blanche presque surnaturelle, puis enluminés de rouge et de bleu l’enchante au point d’oublier qu’elle se trouve entre les bras d’un homme qui l’aime, mais à qui elle a déjà dit non.
Elle préfère se laisser aller à la douceur de l’instant et cesser de réfléchir ou de se poser des questions. Elle aseulement envie d’être femme, totalement femme, elle qui ne l’est plus depuis si longtemps. Se sentir aimée, désirée, attendue délie d’un coup le nœud des anciennes douleurs qui la retenaient prisonnière. Patrick devine-t-il cette libération, sent-il à sa façon de s’appesantir contre lui qu’une porte s’est ouverte en elle, que son passé ne fait plus barrière entre lui et elle ? Il se penche sur elle comme s’il passait de l’autre côté d’un miroir. Et lorsque, dans le silence de cette troublante étreinte, ses lèvres se posent sur celles d’Olympe, elle abandonne toute résistance et lui rend son baiser avec une ardeur dont elle ne se croyait plus capable.
*
« Quand je pense qu’il m’a fallu attendre d’avoir trente-sept ans pour découcher ! » s’amuse Olympe en ouvrant la grille de la rue Discry après un dernier signe à Patrick O’Neill qui l’a raccompagnée chez elle en tilbury. Le jour s’est levé alors qu’ils étaient encore enlacés dans sa chambre du Star of California et elle s’est rhabillée à la hâte pour rentrer avant que toute la maisonnée découvre qu’elle a passé la nuit ailleurs que dans son lit. Elle était pourtant si bien dans les bras de cet homme, bercée par ce navire inconnu et immense qu’elle a trouvé d’emblée accueillant et où elle s’est sentie consolée de tout, apaisée. Après cette nuit, aurore à peine passée, elle revit, elle respire à nouveau, magnifiquement vivante, et ses mouvements, longtemps contraints, retrouvent leur ancienne liberté. Mieux, elle se sent à nouveau elle-même, elle qui, pendant toutes ces années avec Charles, était d’abord son épouse avant d’être une femme, puis, après sa disparition, sa veuve. Celle qui continuait son œuvre et le représentait comme s’il était toujours vivant, quelque part, invisiblemais là, derrière son épaule, derrière sa vie, pesant sur elle de tout le poids de son amour défunt. Sa mort l’a amputée de lui mais elle l’a aussi coupée d’une part d’elle-même, la plus vibrante peut-être, la plus proche de la jeune fille qu’elle était jadis quand elle échafaudait, dans les couloirs déserts du château familial décrépi, des plans pour courir le monde. Son utopie s’est réalisée mais depuis le voyage, vingt ans plus tôt, qui l’a menée à Shanghai, du monde elle n’a pas vu grand-chose et encore moins de la vie.
— Vous êtes sortie vous promener en robe de soirée ?
La voix de Mme Hu la surprend alors qu’elle s’apprête à monter les escaliers le plus silencieusement possible après avoir refermé doucement la porte d’entrée.
— Déjà debout, madame Hu ? s’étonne-t-elle. Vous êtes bien matinale.
— Je m’inquiétais. Ne vous ayant pas vue rentrer hier soir, je me demandais…
— Vous n’avez pas à vous inquiéter, madame Hu, ni à vous demander quoi que ce soit, répond-elle avec son sourire le plus engageant. Je vais très bien.
Elle monte dans sa chambre d’un pas qui n’a jamais été aussi léger et le visage qu’elle découvre dans le miroir de sa coiffeuse semble rajeuni de dix ans. Sous sa chevelure désordonnée, sa peau, ses joues ont un éclat qu’aucune crème de beauté ne réussirait à lui donner, on dirait que ses yeux bleus scintillent et sa bouche semble plus pulpeuse. Rarement elle s’est trouvée aussi belle. En passant une lotion sur son visage, elle fredonne le vieil air chinois que ses marins lui ont appris, autrefois, quand elle est montée sur la Cheng Gong pour sa première course sur le Yangzi. Elle pense à l’homme qu’elle vient de quitter, aux moments délicieux qu’il
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