La reine du Yangzi
C’est lui qui l’avait achetée et l’avait baptisée de ce nom, qui signifie “Réussite”», a-t-elle répondu. La flotte de la Compagnie du Yangzi ne comptera plus alors que des vapeurs, comme les autres compagnies de navigation, chinoises, anglaises ouaméricaines, qui font commerce sur le fleuve ou du cabotage le long de côtes du Jiangsu.
Olympe aime les odeurs puissantes qui montent des eaux limoneuses. Elle a l’impression de respirer l’histoire immémoriale de la Chine, terre prométhéenne que le fleuve charrie siècle après siècle et dont il arrache parfois des vestiges, arbres entiers, carcasses de buffles ou de porcs, maisons dévastées, cadavres d’hommes, jonques brisées contre les parois vertigineuses des Trois-Gorges, entre Tchang et Chongqing. Tous ces mondes, toutes ces vies qu’emporte le Fleuve, monstrueux dragon aquatique, indifférent aux souffrances qu’il inflige comme un dieu aveugle et vengeur… Peut-être le Yangzi est-il un dieu à lui tout seul, un dieu oublié de tous après la création du monde et dont seuls les Chinois se souviennent, se dit-elle en contemplant l’étendue infinie des eaux qui coulent vers la mer.
Quand la jonque affronte la seconde passe, plus dangereuse, où se percutent avec violence la marée océane et les courants du Fleuve, Olympe empoigne fermement la drisse pour conserver son équilibre. Ici s’affrontent deux mondes liquides qui rechignent à se mêler et refusent tout partage de leurs eaux depuis le temps où les fleuves ont décidé de se perdre dans les mers pour s’y noyer. Alors que la Cheng Gong tangue de plus belle et que le choc des vagues contre la coque la fait trembler de toutes parts, Olympe repense à ce jour de novembre 1885 où elle a jeté dans les abysses les cendres de son mari. Sept années se sont écoulées depuis mais elle conserve intacte l’image de ce moment où, entourée de ses enfants, elle a rendu au fleuve Bleu les restes de l’homme qui était né pour lui et peut-être aussi pour elle.
Dans la nuit qui s’efface peu à peu, à l’heure incertaine où le monde semble hésiter entre le néant et larévélation, les horizons du fleuve paraissent sans limites. Si elle ne savait précisément où elle se trouve, Olympe pourrait se croire au milieu de nulle part, perdue sur la surface d’une terre à jamais envahie par les flots, jouet de courants contraires qui chahutent la Cheng Gong sans réussir à freiner sa course. Mais la Chine est partout autour d’elle, avec ces navires de pêche ou de transport dont elle aperçoit les feux, ces steamers dont elle entend au loin les machines et qui s’apprêtent à remonter le fleuve ou à s’élancer vers la haute mer pour des destinations innombrables. Qingdao, Tianjin, Yokohama au Japon, Incheon en Corée, Hong Kong, Canton, tous ces ports de la mer de Chine sont les raisons d’être de ces navires qui partent sans savoir s’ils reviendront et dont Shanghai est la seule attache. Bientôt, le jour qui se lève peint des Turner sur l’horizon en fuite.
Après la mort de Charles puis celle d’Elias Kassoun, Olympe s’est jetée à corps perdu dans le sauvetage de la Compagnie du Yangzi au bord de la faillite. Qu’aurait-elle pu faire d’autre? Rentrer en France avec ses deux enfants? Pour aller où? Son père était mort, sa sœur recluse dans un couvent et elle n’avait aucun désir d’aller jouer la veuve inconsolable auprès des parents de Charles, dans leur village du Lot où elle a envoyé Louis et Laure passer les vacances d’été. Sa vie était à Shanghai, et non dans cette France qui lui paraissait si lointaine, étrangère presque, et si arrogante alors que les Anglais, les Allemands, les Japonais même la devançaient tous les jours. Fallait-il vivre de l’autre côté de la terre pour s’en apercevoir? Rien n’était moins sûr à en juger par la suffisance du consul général et de son personnel. Il est vrai qu’il devait se débrouiller le plus souvent seul, tant le ministère accordait peu d’importance à ce petit morceau de Franceaccroché aux côtes de Chine et à la concession internationale comme une bernicle à son rocher. Les intérêts de Paris se portaient davantage sur le Yunnan et le Guanxi, limitrophes de son Indochine, que sur la Chine orientale. Personne n’avait, semble-t-il, encore compris à Paris que la Chine de demain était née à Shanghai et que disposer d’une forte présence commerciale sur le Bund
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