La reine du Yangzi
de peuples farouches et patibulaires. À moins qu’ils ne deviennent chinois à leur tour, par mimétisme ou contagion, et se retrouvent aussi maigres et impénétrables que le plus impassible des Impériaux.
Le consul n’en paraît que plus imposant. Olympe connaissait bien son prédécesseur, mais celui-ci est arrivé il y a peu à Shanghai et elle le voit pour la première fois. Il n’a pas plus de trente ans mais sa voix est aussi assurée que celle d’un vieux routier du Département d’État.
— Le captain Gates vient à peine d’être affecté sur cette canonnière et son inexpérience est la seule cause de sa méprise à votre égard, madame. Il vous a vraiment pris pour des pirates. Encore une fois, il vous présente toutes ses excuses.
— Je veux bien admettre que, dans la nuit, la confusion soit possible, répond Olympe, mais ce n’était pas une raison pour nous tirer dessus à la mitrailleuse. Il aurait pu nous tuer!
— C’était un coup de semonce, madame, plaide le captain Gates. Sur le Yangzi, il est préférable de tirer le premier, croyez-moi.
— Je connais le fleuve bien mieux que vous, captain, et c’est la première fois que j’entends pareille ânerie. Ni nosmarins ni ceux des canonnières anglaises ne se permettraient un comportement aussi brutal.
— C’est ce qu’on nous apprend à l’École navale, madame.
— Eh bien, permettez-moi de vous dire que c’est une bêtise. Vous n’êtes pas en Amérique, ici, vous n’êtes pas chez vous! Et ce n’est pas parce que nous autres, les Blancs, occupons quelques hectares de ses côtes que la Chine nous appartient.
Derrière son bureau, le consul tousse discrètement.
— Je sais que ce discours n’est pas de votre goût, monsieur le Consul, poursuit Olympe en se tournant vers lui. C’est pourtant la vérité: nous ne sommes pas chez nous et nous n’avons pas tous les droits. Qui que nous soyons.
— Il n’empêche que ces pirates sont une calamité pour le commerce et la tranquillité de nos compatriotes, répond-il.
— Je parie que vous n’en avez jamais vus!
— Sans doute, ce qui ne signifie pas qu’ils n’existent pas, intervient Gates. Et nous devrions les pendre à la vergue de notre canonnière, comme le droit de la mer nous y autorise, au lieu de les remettre aux Chinois. On est trop bons avec ces crapules.
Olympe lui jette un regard courroucé.
— Je reconnais bien là votre goût pour la manière forte, captain.
— Elle n’est pas dans ma nature profonde, madame, mais elle a ses vertus quand il s’agit de mettre fin à des situations inacceptables. La présence de pirates sur le Yangzi en est une et ce ne sont pas les sentiments de charité chrétienne prônés par vos missionnaires qui vont la régler.
— Les pirates sont des êtres humains, et ils font cela parce qu’ils sont pauvres!
Gates a un bref ricanement, il se raidit brusquement et toute trace d’aménité disparaît de son visage.
— Sauf votre respect, madame, avec ce type de raisonnement, on pourrait trouver normal que tous les pauvres deviennent pirates, ce qui serait totalement absurde. Non, ces hommes ont le mal dans le sang, ils sont des poisons violents pour notre société, nos vies mêmes, et il faut donc les empêcher de nuire.
— En les supprimant tous, c’est cela? Je vous souhaite bien du plaisir, captain, rétorque Olympe d’une voix sèche en se levant pour prendre congé.
Elle éprouve presque du dégoût pour cet Américain partisan de pratiques si radicales. Pourquoi lui et ses semblables sont-ils si certains de leur supériorité? s’interroge-t-elle en montant dans son fiacre.
*
Quand, quelques jours plus tard, elle retrouve ses enfants à la descente du Salazie , le paquebot des Messageries maritimes, Olympe a du mal à les reconnaître. Au milieu des cris de joie, des embrassades des familles qui se retrouvent, c’est un jeune homme au physique découplé, suivi d’une toute jeune fille au corps élancé qui lui sautent dans les bras.
— Comme vous avez grandi! s’exclame-t-elle en les serrant contre elle.
Ces quatre mois d’absence ont métamorphosé Louis et Laure. Un mois pour rejoindre la France, un autre pour en revenir et, entre les deux, juillet et août chez les parents de Charles. Brunis par le soleil du Lot et la traversée des mers, ils ont poussé à la diable et dans leurs yeux brillants d’excitation, elle devine des pulsions nouvelles et de prodigieux rêves
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