La reine du Yangzi
d’avenir. À côté d’eux, Marc Liu, le fils deJoseph et Marie-Thérèse, qui a découvert la France, paraît plus réservé.
— Nous sommes allés à Paris! s’exclame Louis.
— Et on est montés sur la tour Eiffel, ajoute Laure.
Olympe rit du bonheur de ses enfants. Les retrouver si beaux, si enthousiastes, si heureux la guérit de tout.
— Shanghai va vous paraître bien petit, dit-elle.
Longuement, elle les regarde l’un après l’autre. Louis lui ressemble étonnamment. Il est blond comme elle, a hérité de ses yeux bleus, de ses manières raffinées, de sa peau claire, mais il la dépasse déjà d’une vingtaine de centimètres. Quelques poils ont poussé sur son menton qui était glabre quand il est parti quatre mois plus tôt et elle le sent habité par une force qu’elle ne lui connaissait pas. La même qui animait Charles mais d’une nature différente. Laure, elle, est le portrait de son père, la grâce en plus. Sa longue chevelure couleur de jais est aussi opulente et rebelle que celle de Charles, et elle tient de lui ses yeux profonds et ténébreux qui donnent à son visage une étrangeté dont Olympe devine déjà qu’elle fera bientôt des ravages dans le cœur des hommes qui la croiseront. Elle a treize ans mais Olympe lit en elle les mêmes élans qui poussaient Charles à avancer quels que soient les obstacles. La folie en moins, espère-t-elle. Marc Liu a beaucoup changé, lui aussi. Réservé et emprunté avant son départ, il a pris de l’assurance et semble bien plus à l’aise avec son corps qu’avant de partir. À voir les coups d’œil que Laure lui jette, Olympe se demande soudain si sa fille n’est pas tombée amoureuse de lui pendant ces quatre mois de vacances.
Tandis qu’ils rejoignent le Trianon, la grande maison de la rue Discry où un déjeuner les attend, les enfants racontent leur long périple à travers les mers puis les jours ensoleillés et libres qu’ils ont passés sur les causses desEsparnac. À les écouter si enthousiasmés par la France, par leurs jeux, la découverte des lieux que leur père, quand il avait leur âge, arpentait du matin au soir, enfant solitaire et sauvage, Olympe regrette de ne pas les avoir accompagnés. Son pays ne lui manque pas mais elle aurait aimé, elle aussi, découvrir la maison où Charles avait grandi, et ces étendues pierreuses où s’étaient forgés ses désirs d’ailleurs, sa soif des lointains.
Joseph Liu pense lui aussi qu’il aurait bien voulu voguer jusqu’en France, connaître enfin ce pays qui lui a donné son Dieu et appris que le monde ne se résumait pas à la Chine, que d’autres empires étaient aussi anciens et bien plus avancés qu’elle sur la voie du progrès. Mais il a tellement à faire ici, tant de responsabilités qu’il devra attendre longtemps avant de pouvoir quitter Shanghai. Et il y a cet autre enfant auquel il se doit, Zhu Chang, le fils caché que Charles a eu avec Lian, sa maîtresse chinoise, qui va bientôt fêter ses vingt ans et dont il se dit qu’il aurait sans doute aimé, lui aussi, connaître le pays de son père.
4.
— Tu ne seras jamais un vrai Han, mon fils, dit Lian en prenant les mains de Chang dans les siennes. Tu dois l’accepter.
Une fois de plus, il vient de rentrer du collège le visage fermé, les poings serrés. Sa fierté l’empêche de répondre autrement que par le mépris aux moqueries des autres élèves chinois. Ils prennent son attitude pour de la morgue, eux qui n’osent jamais lui dire en face qu’ils le prennent pour un métèque, un sang-mêlé, un être inférieur indigne d’appartenir à la grande Chine et au peuple des Hans. Chang ne supporte plus d’être ainsi ostracisé, lui, le plus brillant élève du collège Saint-Ignace-de-Loyola fondé par les jésuites à Zi Ka Wei, à quelques kilomètres de la concession française. Joseph Liu les a convaincus de l’y admettre quand il avait huit ans et, depuis, Chang étudie avec passion tout ce qu’on lui donne à apprendre, le latin, le français, les mathématiques, les classiques chinois. Le profès lui a récemment proposé de l’envoyer au séminaire, en France, pour en faire un prêtre, mais Lian a refusé obstinément de se séparer de son fils unique, et plus encore de le voir se consacrer à une religion à laquelle elle ne comprend rien, en dépit des efforts de Joseph Liu.
Elle doit pourtant beaucoup au comprador de
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