La reine du Yangzi
sera favorable et que mes partisans seront assez nombreux pour constituer une force capable de peser.
— Vous voulez renverser les Qing, mais après, que comptez-vous faire ?
— Instaurer une république. C’est le seul moyen de moderniser notre pays. En attendant, retournez voir Yang Heiling à Hong Kong : il vous expliquera comment nous sommes organisés et comment communiquer avec moi. Il vous faudra également de l’argent. Connaissez-vous un moyen honnête d’en avoir ?
Chang se permet un sourire et répond d’une voix qu’il veut très assurée :
— Je sais exactement où en trouver, docteur Sun. Et suffisamment pour faire de Shanghai une de vos bases les plus solides le moment venu.
*
Pour la première fois depuis longtemps, Olympe a tenu à se rendre dans le yamen de Joseph. Elle veut discuter sérieusement avec lui et ni chez elle ni dans leurs bureaux de la Compagnie du Yangzi ils ne trouveront la tranquilliténécessaire. Son vieil associé l’a faite entrer dans son cabinet, la pièce la plus secrète et la plus sombre de sa demeure qu’elle a atteinte après avoir traversé jardins, cours intérieures, couloirs sombres et pièces d’apparat noyées dans le silence. Assis très raide dans son fauteuil Ming brillant de patine, Joseph paraît plus âgé et plus mystérieux que dans la pleine clarté du jour. La pénombre creuse les rides de son visage et les cernes sous ses yeux paraissent plus ombreux. Le gris de ses cheveux, impeccablement séparés par cette raie médiane qu’elle lui a toujours connue, est plus terne et ses lèvres tremblent un peu quand il ne parle pas. « Et dire que je ne connais même pas son âge exact », pense Olympe en le regardant boire une gorgée de thé. « Ni lui ni Marie-Thérèse ne me l’ont jamais dit. Soixante ans, soixante-dix ans ? Comment savoir ? »
— Mon cher Joseph, commence-t-elle, si vous ne m’aviez pas assurée que vous feriez discrètement escorter les enfants jusqu’à Hangzhou, jamais je ne les aurais autorisés à accompagner Marc chez son oncle.
— Vous imaginez bien qu’il était hors de question de les laisser partir sans protection, répond Joseph. Je suis certain que la Bande verte continue de rôder autour de nous en dépit de mes menaces et je fais surveiller nos enfants sans qu’ils s’en aperçoivent.
— Et moi, vous me surveillez également ? demande-t-elle avec un grand sourire.
Joseph la regarde fixement sans rien dire et caresse mécaniquement l’étui d’argent de son index.
— Nous sommes amis et associés depuis suffisamment longtemps, vous pouvez tout me dire, insiste-t-elle.
— Mes hommes ne vous surveillent pas, Olympe, finit-il par avouer, ils vous protègent. Ils se relaient autour de votre maison pour vérifier que personne ne rôde et,quand vous sortez, ils sont prêts à intervenir si un de ces brigands se rapproche trop de vous.
— Merci de cette protection, Joseph. Grâce à elle, vous n’ignorez donc rien de ma vie sentimentale, n’est-ce pas ?
Elle le sent gêné et s’amuse, une fois de plus, des pudeurs morales de son vieil ami.
— Votre vie ne me regarde pas, Olympe, mais oui, je sais depuis un certain temps que vous avez un ami. Un Américain, je crois.
— C’est pour vous en parler tranquillement que j’ai souhaité vous voir ici. Je voudrais que les choses soient claires entre nous. Cet homme s’appelle Patrick O’Neill…
— Je sais.
— Si vous savez tout, ce n’est peut-être pas la peine que l’on discute, Joseph !
— Pardonnez-moi, s’excuse-t-il.
— Allons droit au but. Primo , j’ignore encore si j’aime ou non cet homme. Je sais seulement que je me sens bien avec lui même s’il ne remplacera jamais Charles. Secundo , quelle que soit la façon dont mes sentiments évolueront à son égard, je veux que vous sachiez qu’ils n’interféreront pas sur ma façon de diriger la société et que je n’ai pas l’intention d’en faire le troisième associé de notre compagnie. Nous sommes deux, vous et moi, nous resterons deux jusqu’au jour où nous déciderons de tout laisser aux enfants. D’accord ?
— D’accord, répond Joseph Liu, une fois de plus impressionné par la capacité de décision d’Olympe.
— Même s’il possède sa propre société aux États-Unis, je ne peux, en effet, négliger l’hypothèse que Patrick O’Neill soit un jour plus intéressé par la Compagnie du Yangzi que par mes beaux yeux. Je ne veux
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