La reine du Yangzi
ceux qui savent qu’un grand destin les attend. Intimidé par cet homme dont il sait seulement qu’il est né dans un petit village de la région mais qu’il a passé une partie de son adolescence à Hawaii, Chang lui explique que, parmi les étudiants chinois du Japon, son nom et ses idées circulent pour sortir le vieil empire du Milieu de la léthargie.
—Vous incarnez les espoirs de notre génération, docteur Sun, conclut-il, et au nom de mes camarades, je suis venu vous proposer notre aide.
Curieusement, Sun Yat-sen n’a pas l’air surpris par cette offre de service. Les traits de son visage lisse ne bougent pas et c’est à peine s’il fronce ses épais sourcils.
— Je vous remercie, monsieur Zhu. J’ai effectivement quelques idées sur la modernisation nécessaire de notre vieux pays. À Hawaii puis à Hong Kong, j’ai constaté que les méthodes de gouvernement des Américains et des Anglais sont ce dont nous avons besoin pour sortir la Chine du Moyen Âge. Mais, dites-moi, monsieur Zhu, vous n’êtes qu’à moitié han ? demande-t-il à brûle-pourpoint.
Chang se sent rougir. Il déteste qu’on le méjuge à cause de son métissage.
— Mon père était un Français de Shanghai, avoue-t-il comme pour s’excuser.
— Était ?
— Il est mort il y a une dizaine d’années. Il s’appelait Charles Esparnac mais les Chinois le surnommaient Tigre Noir.
— Ce nom me dit quelque chose, dit Sun Yat-sen à mi-voix. N’a-t-il pas été aux côtés des Taiping dans les années 1860 ?
— Je l’ai très peu connu, malheureusement, répond Chang, et ma mère ne m’en a jamais parlé.
— Quand j’étais enfant, j’ai connu un vieux combattant des Taiping, Lai Han-ying, qui me racontait ses batailles et m’expliquait pourquoi des millions d’entre nous s’étaient révoltés contre Pékin pour s’engager sous la bannière des Taiping. À deux ou trois reprises, il a évoqué un Français qui leur fournissait des armes et qu’il avait rencontré une dernière fois lors de la prise de Nankin par les troupes impériales. Ce devait être votre père. Il était de notre côté.
—De notre côté ? interroge Chang, étonné.
— Tous ceux qui ont lutté et luttent encore contre la dynastie des Qing pour libérer le peuple de ces Mandchous sont de notre côté. Je comprends mieux maintenant pourquoi mes idées vous intéressent. Vous avez hérité de votre père le sens de la justice.
— Mon père était trop riche pour avoir le sens de la justice, réfute Chang. Il a abandonné ma mère et ne m’a jamais reconnu.
— Peut-être l’aurait-il fait s’il était encore de ce monde, jeune homme, dit Sun Yat-sen.
La perplexité soudaine qu’il lit dans le regard de Chang lui confirme que ce jeune homme est capable de se remettre en question et qu’il réfléchit. Exactement le genre d’individus qu’il recherche pour étoffer son mouvement. Ils ne sont que quelques dizaines de jeunes Chinois à le suivre, ici à Macao, à Hong Kong ou dans la province du Guangdong et, s’il veut faire avancer sa cause, il doit avoir des partisans dans toutes les grandes villes de l’empire.
— Quand vous aurez achevé vos études à Tokyo, comptez-vous rentrer à Shanghai ? demande-t-il.
— Oui. Je veux devenir avocat pour m’occuper de ces gens que personne ne défend face aux fonctionnaires impériaux.
— C’est très courageux de votre part. Le pouvoir de Pékin ne supporte pas la contestation, vous le savez. Il n’accepte pas que ses représentants soient accusés de corruption ou de toutes ces injustices qu’ils commettent en toute impunité contre le peuple. Il faut réveiller le peuple, jeune homme !
— Je vous y aiderai autant que je le pourrai, docteur Sun.
— Je compte sur vous, Zhu Chang. Puisque je n’ai personne pour me représenter à Shanghai, je vous confiecette mission. À compter de ce jour, vous êtes mon correspondant auprès des étudiants de Tokyo mais également à Shanghai quand vous y serez de retour. Vous devrez recruter ceux qui pensent comme nous, les encadrer, les organiser pour me soutenir quand je déciderai de passer à l’action. Mais soyez très prudent, très discret, très méfiant. L’impératrice Cixi nous fait surveiller, elle a des espions partout. Faites attention à vous et soyez perspicace dans vos recrutements.
— Quand comptez-vous passer à l’action ? demande Chang.
— Lorsque je serai prêt, que la situation politique
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