La reine du Yangzi
qu’aucun homme ne pourra vraiment gagner mon cœur. Mais j’ai bientôt trente-huit ans et, je suis franche avec vous, je ne veux pas finir ma vie en veuve acariâtre et revêche. Or, un jour, vous partirez de cette maison, vous vivrez vos vies, vous aurez autre chose à faire que de vous occuper d’une vieille femme comme moi. Et puisqu’un homme se présente pour remplir ce rôle ingrat, autant l’accepter en me disant que c’est le destin qui l’envoie. Quant à l’aimer, c’est autre chose. Avec votre père, nous avons mis un certain temps avant de comprendre que nous nous aimions très fort. Alors, avec ce M. O’Neill, laissez-moi un peu de temps pour savoir.
Laure n’a pas attendu que sa mère ait fini de parler pour se précipiter dans ses bras et se blottir contre elle.
— Nous ne t’abandonnerons jamais, maman, dit-elle. N’est-ce pas, Louis ?
Louis, plus réservé que sa sœur, réagit avec sa froideur habituelle et il faut qu’Olympe lui fasse son plus tendre sourire pour qu’il consente à s’approcher et à se laisser embrasser par elle.
— Jamais, finit-il par dire à mi-voix.
C’est au tour d’Olympe de sentir l’émotion la gagner. Combien de fois pourra-t-elle encore serrer ses deux enfants contre elle ? Un jour ou l’autre, ils partiront loin et ils trouveront ailleurs l’amour dont ils auront besoin. Autant donc leur accorder ce qu’ils attendent d’elle pendant qu’elle en a encore la possibilité.
— Bon. Puisque Joseph n’y voit aucun inconvénient, je vous autorise à partir à Hangzhou, dit-elle. Toi aussi, Laure. Et je compte sur toi, Marc, qui es le plus raisonnable, pour vous éviter des bêtises. Maintenant, allez préparer vos affaires. Revue de détail ce soir, comme aurait dit votre père !
12.
Chang finit par trouver le College of Medicine après trois heures de marche dans les rues de Hong Kong. Le fils de Lian et de Charles a quitté le Japon une semaine plus tôt sans en avertir Joseph Liu. Pendant des mois, il a économisé l’argent que son tuteur lui adresse pour payer son billet de troisième classe sur le paquebot qui relie Tokyo à la colonie anglaise. Ses compatriotes étudiants en droit se sont cotisés pour qu’il ait de quoi manger quand il sera sur place. Chang est leur porte-parole. Ils l’ont désigné pour prendre contact avec un homme dont le nom commence à être connu dans les cercles réformistes de l’étranger : Sun Yat-sen, un jeune médecin de vingt-six ans qui est venu faire ses études à Hong Kong et qui a des idées pour moderniser la Chine.
Après la traversée qui l’a parqué sur le pont étroit des troisième classe et obligé à dormir dans un dortoir surpeuplé, l’île de Hong Kong apparaît à Chang comme un paradis terrestre. Une végétation abondante et parfumée recouvre Victoria Peak, la haute colline qui domine le port, et de grandes maisons blanches à colonnades apparaissent à chaque détour de rue, protégées par des banians ou de luxuriants bosquets d’arbres.
— Est-ce vous qui cherchez le docteur Sun Yat-sen ?l’apostrophe un jeune Chinois au visage lunaire et aux oreilles décollées.
Chang cesse de faire les cent pas dans le hall d’entrée du collège.
— Oui, c’est moi, répond-il. Je m’appelle Zhu Chang et je viens de Tokyo pour le rencontrer. Où puis-je le voir ?
— Il n’est plus ici. Notre ami Sun a terminé ses études il y a quelques mois, en juin 1892, et désormais il travaille à l’hôpital de Macao. Que lui voulez-vous ?
Chang hésite entre prudence et aveu. L’autre ne croira jamais qu’il est venu de Tokyo pour une simple conversation avec le docteur Sun. Il doit jouer franc-jeu.
— Nous sommes un groupe d’étudiants en droit à Tokyo et nous avons entendu parler de lui par un ami commun, Lu Hao-Tung, qui travaille au bureau des télégrammes Wuhu à Shanghai, répond-il.
— Je le connais, il s’active beaucoup pour diffuser nos idées. Vous aussi, vous êtes de ces jeunes patriotes qui souhaitez un autre avenir pour notre pays ? Allez voir Sun Yat-sen à l’hôpital de Macao, il vous recevra certainement.
*
Le lendemain, après avoir traversé l’estuaire du Zhu Jiang, la Rivière des Perles, sur un vieux rafiot pour rejoindre Macao, Chang se trouve face à celui pour lequel il a fait ce long et pénible voyage. Dans son petit bureau de l’hôpital, Sun Yat-sen a le visage grave de
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