La reine du Yangzi
ai-je répondu quand vous me l’avez demandé la première fois ?
— Justement, vous ne m’avez pas répondu.
— Parce que vous disiez des bêtises. Je n’ai pas changé d’avis.
— C’est non ?
Olympe recouvre du drap sa nudité, dont la lumière de la cabine révèle les courbes mystérieuses, et s’assied sur le lit en soupirant.
— Vous êtes trop pressé, Patrick, et vous posez trop de questions. Il est trop tôt pour que je prenne une décision. Nous nous connaissons à peine. Laissons faire le temps.
— Pourquoi attendre ? Chacun de nous connaît l’essentiel de l’autre.
Elle a un petit rire amusé.
— Les corps ne sont pas l’essentiel. Et le désir n’est pas nécessairement de l’amour. Quand les corps s’accordent, le cœur ne suit pas toujours aussi vite. Il a besoin de temps. Laissez-moi m’habituer. Soyez patient.
—Ce n’est pas mon fort et je ne veux pas partir sans savoir, insiste l’Américain.
— Écoutez, Patrick. J’ai beaucoup de tendresse, d’affection pour vous. Mais je me suis déjà mariée une fois et je n’ai pas envie de recommencer. C’est aussi simple que cela. Vivons d’abord, nous verrons plus tard.
L’air désespéré d’O’Neill l’émeut plus qu’elle ne le voudrait. Et elle se sent fléchir, ses résolutions s’émoussent.
— Je veux que vous soyez ma femme, dit-il. Ne refusez pas, sinon, j’en mourrai.
— Ne soyez pas si emphatique, cela ne vous va pas ! Vous m’avez, c’est tout ce que je peux vous promettre pour l’instant. Je vous attendrai. Et si vous rasez votre horrible moustache, je vous jure que je réfléchirai sérieusement à votre proposition.
— M’aimez-vous au moins ?
L’émotion qui la gagne soudain et empourpre son visage lui confirme qu’elle doit admettre la vérité, qu’elle ne peut plus reculer devant l’évidence.
— Oui ! s’écrie-t-elle. Vous êtes content ?
*
Le shikumen qu’Olympe est en train de faire construire au sud de la concession française est devenu en quelques semaines l’une des attractions de la ville. Shanghai n’en manque pas mais la surface du chantier entre les faubourgs de Nanshi et la campagne, les profondes tranchées où seront enterrés les lourds tuyaux de fonte qui vont amener l’eau et le gaz dans chaque appartement, les cavités creusées pour les fondations, la noria de tombereaux et de brouettes qui apportent pierres, briques et tuiles pour construire les maisons, attirent chaque jour une foule de Shanghailanders et de Chinois. Le dimanche,on vient en famille constater l’avancement des travaux et observer les centaines d’ouvriers chinois qui travaillent sur le chantier de l’aube au crépuscule. Ils peinent à imaginer que, sur cette terre encore informe et presque marécageuse, au bout d’une rue qui n’existe pas encore, s’élèveront dans un an, à l’abri d’un mur d’enceinte, plusieurs hectares de maisons en brique de deux étages, toutes mitoyennes, le long de rues rectilignes. Olympe s’y rend quasiment tous les jours pour s’assurer que le chantier ne prend pas de retard et vérifier de visu que les ouvriers, qui vivent sur place, sont traités conformément à l’accord qu’elle a imposé à l’entrepreneur chinois, et non comme des esclaves. Elle a exigé qu’ils soient nourris convenablement et interdit que les contremaîtres les battent à coups de bâton comme elle l’a observé trop souvent sur d’autres chantiers de l’international settlement.
— Chaque maison aura vraiment l’eau courante et l’électricité ? questionne à nouveau René Mattéoli, incrédule.
Olympe a proposé à son vieil ami de l’accompagner pour lui montrer la réalisation dont elle est la plus fière. Une façon de tromper l’absence de Patrick O’Neill qui lui pèse plus qu’elle ne l’imaginait. Elle ne peut s’empêcher de craindre les traîtrises de l’océan, le déchaînement des tempêtes, la violence inhumaine des typhons auxquels rien ne résiste, et qui pourraient le lui prendre.
— Exactement, répond-elle à Mattéoli. Ce seront les maisons les plus modernes de la ville.
— Vous en avez fait du chemin depuis que vous avez débarqué de l’ Ava , dit-il, pensif.
Elle se tourne vers lui, attendrie de le voir légèrement voûté, comme si toutes ces années enfuies étaient pour lui un fardeau trop lourd. René n’est plus le quadragénaire fringant qui l’a conduite à l’autel le jour de son
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