La reine du Yangzi
Olympe veut le gifler mais Louis fait un pas en arrière et continue de la provoquer.
— Quand tu rejoins ton Américain, tu fais bien ce que tu veux, non ? crie-t-il. Pourquoi ne le pourrais-je pas, moi ?
La stupeur les fige tous. Quelque chose a été dit qui n’aurait pas dû l’être. Quelques mots qui ont déchiré le voile opaque des apparences et coupé Olympe de son fils, comme s’il venait de trancher lui-même l’invisible cordon ombilical qui le reliait encore à elle. Laure est statufiée, ses yeux écarquillés fixent sa mère, Marc semble s’être affaissé sur lui-même et baisse la tête. Tous attendent la réaction d’Olympe. Joues empourprées, elle est tétanisée. Comment savent-ils ? se demande-t-elle. Depuis combien de temps ? M’ont-ils surprise un matin, rentrant à la maison ? Dois-je leur dire que j’ai trouvé un homme mais qu’il ne remplacera jamais leur père ? Elle regarde ses enfants l’un après l’autre pour vérifier que le moment est peut-être venu de leur dire la vérité. Ce n’est pas de la colère qu’elle peut lire dans leurs yeux, plutôt une sorte de dépit amoureux. Ils l’attendent, cette vérité, et Olympe devine que c’est seulement au prix de cet aveu qu’elle regagnera le respect de son fils.
— Asseyez-vous, les enfants, propose-t-elle d’une voix adoucie. Toi aussi, Marc, tu es des nôtres.
Le charme de sa voix, son intonation maternelle apaisent d’un coup la tension. Les trois jeunes gens obéissent avec réticence. En les observant, Olympe a l’impression que rien ne sera plus comme avant, que la famille qu’ils formaient n’aura plus la même force d’attraction, le même pouvoir rassurant et que, bientôt, elle ne sait pas quand, ils vont se séparer pour vivre chacun leur vie, à commencer par elle-même. Cette perspective, inéluctable, lui serre le cœur. Si Charles n’était pas mort, ils seraient encore unis pour longtemps dans cette espèce de cocon qu’elle a su tisser autour d’eux et qui, même si elle a tout fait pour le préserver, s’est dissous le soir de sa mort. Depuis, elle vit avec cette douloureuse impression qu’ils sont en sursis ou qu’ils ne vivent plus tout à fait pleinement.
— Je voulais vous l’annoncer depuis un certain temps, commence-t-elle. Oui, j’ai rencontré un homme. Un Américain qui s’appelle Patrick O’Neill et que nous avons connu, votre père et moi, il y a au moins dix ans, lors d’un dîner chez les Cunningham. Récemment, il est venu me déclarer qu’il était tombé amoureux de moi ce soir-là. Au début, j’en ai ri. Puis, je dois avouer que je n’ai pas été insensible à sa gentillesse et à son intérêt pour moi.
— Que fait-il ? interrompt Louis. Encore un de ces types qui s’enrichissent sur le dos des Chinois ?
Olympe préfère rire de l’agressivité de son fils.
— Non, répond-elle. C’est un marin, un capitaine au long cours qui possède une compagnie de navigation et plusieurs cargos à vapeur faisant la liaison entre San Francisco et Shanghai.
— Tu vas te marier avec lui ? demande abruptement Laure.
Olympe soupire. Dieu que ses enfants sont à vif.
— La question ne s’est pas encore posée et je n’y songemême pas. Je devine ce que vous éprouvez, mes chéris. Vous craignez que je ne trahisse le souvenir de votre père et que je ne vous abandonne pour partir avec un homme que vous ne connaissez pas et n’avez nulle envie de connaître. Soyez sans crainte. Comment pourrais-je oublier votre père et vous abandonner pour suivre aveuglément un homme ? Je resterai toujours la femme de Charles et votre mère. Surtout, je n’abandonnerai jamais la Compagnie du Yangzi. Votre père l’a fondée, j’en ai hérité, vous en hériterez à votre tour et la dirigerez quand le temps sera venu. C’est notre bien à tous les trois, l’œuvre de deux vies, la sienne et la mienne. Jamais je ne suivrai un homme qui n’accepterait pas que je consacre d’abord ma vie à mes enfants et à notre société.
— Tu l’aimes, toi ? demande encore Laure.
Olympe lit dans les yeux de sa fille l’attente d’une réponse qui comblerait ses interrogations sur des mystères qu’elle commence à entrevoir. Laure est une jeune fille et Olympe devine que, emportée par le caractère brûlant hérité de Charles, elle rêve déjà du grand amour.
— Je n’en sais rien, ma chérie, répond-elle. Je crois que je n’aimerai jamais que votre père et
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