La reine du Yangzi
par le bras.
Le visage du comprador, plus cireux que jamais, est un masque où se mêlent peur, culpabilité et désarroi. C’est celui d’un homme qui vient de perdre la face. Il se tord les mains sans oser affronter Olympe, vacillant sur ses jambes comme s’il allait s’écrouler, semblable à une tour antique dont le temps aurait sapé les fondations.
— Je n’ai rien pu faire, explique-t-il. Depuis des jours, je tentais de le convaincre de rentrer chez vous mais il refusait. Il prétendait qu’il ne voulait plus vous voir tant que l’Américain serait là. Ni moi, ni Marie-Thérèse, ni Marc n’avons réussi à lui faire changer d’avis. Puis il m’a annoncé qu’il devait partir.
— Pour où ? Pour faire quoi ? C’est absurde !
— Pékin. Il voulait aller à Pékin. Là où tout avait commencé pour son père. C’était son obsession. Une sorte de pèlerinage. Plus je tentais de le dissuader, plus il insistait.
— Mais enfin, Joseph, il était chez vous, vous étiez responsable de lui ! Il fallait me prévenir, venir me chercher, je l’aurais raisonné ou ramené de force à la maison ! Et vous êtes resté comme ça, les bras ballants ?
— Je n’imaginais pas qu’il oserait partir seul et c’est seulement maintenant que Marc vient de me dire qu’il était parti ce matin, juste après mon départ pour le bureau. Je suis profondément désolé de m’être trompé à ce point.
— Vous rendez-vous compte des dangers qu’il court ? Un jeune Blanc, tout seul, avec tous ces bandits qui rôdent autour de Shanghai, il va à la mort ! Il faut absolument le retrouver. S’il lui arrive quelque chose, je ne vous le pardonnerai pas, Joseph. Et pourquoi Marc ne vous a-t-il pas prévenu plus tôt ?
— Il a eu peur de le faire. Il se sentait terriblement coupable. Il a fini par m’avouer tout à l’heure qu’il était au courant mais que Louis lui avait fait jurer de garder lesilence. Il a aussi promis de lui envoyer régulièrement des nouvelles.
— Et vous n’avez pas pensé à lancer un de vos sbires à sa poursuite ?
— Bien sûr que si, répond Joseph qui se redresse légèrement, blessé dans son orgueil. Je viens d’envoyer deux de mes jian à sa recherche, mais Louis a une bonne journée d’avance sur eux. Il leur faudra du temps pour le retrouver.
— Qu’ils ne s’arrêtent pas, même pour dormir !
— Je leur ai promis une bonne récompense. Ce sont des hommes très endurants. Je suis certain qu’ils vont revenir avec lui.
— Cela vaudra mieux pour vous tous, menace Olympe en saisissant à nouveau Joseph par le bras.
Choqué par la brutalité de son geste, Joseph se rebiffe malgré son sentiment de culpabilité.
— Vous ne devriez pas être si dure, Olympe... J’observe Louis depuis longtemps. Il aime la Chine. Très profondément, avec son cœur, sa tête, son âme. Il l’aime de tout son être, plus que son père, plus que vous. Et s’il est parti, c’est pour répondre à un appel. Le même que celui auquel Charles a cédé dans le passé. C’est toujours une bonne chose de répondre à un appel. C’est souvent la voix de Dieu qui parle.
— Vous ne me ferez pas avaler ça, Joseph, dit Olympe, excédée. Louis a cédé à ses impulsions maladives, pas à un appel divin ! C’est un révolté, un idéaliste. Il veut changer le monde.
— Et alors ? Ce n’est pas un défaut. Comme tous les jeunes, il voit loin et bien. Il fera de grandes choses. Si c’est son destin, il faut le laisser faire.
— En me laissant mourir d’inquiétude dans l’attente qu’il revienne ? Vous êtes devenu fou ? Donnez-moi vitede ses nouvelles, Joseph, sinon, j’irai le chercher moi-même, menace-t-elle en sortant.
Pour la première fois depuis qu’elle a décidé autrefois de tuer de ses mains l’assassin de Charles, Joseph vient de voir dans le regard d’Olympe quelque chose de féroce, la flamme d’une mère prête à tout pour retrouver son fils. Effondré sur sa chaise, il prie Dieu de lui venir en aide, de mettre ses hommes sur les traces de l’héritier de Charles, ce garçon qui doit prendre sa succession, un jour, s’il revient vivant. Il connaît trop les dangers que Louis court sans en avoir conscience. Sur les routes, il risque de tomber sur une des multiples bandes de brigands qui écument la province et finir entre leurs mains, torturé à mort par jeu, à moins que des paysans ne le tuent pour lui voler son cheval ou seulement parce
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