La reine du Yangzi
qu’il est un Diable étranger. Louis ne le sait pas, mais il peut disparaître corps et biens, happé par les immensités du pays sans qu’on le retrouve jamais. Accablé par sa responsabilité, Joseph se sent impuissant pour la première fois de sa vie et songe à l’étrangeté des destins qui réunit aujourd’hui en une même figure douloureuse, mais sans qu’elles le sachent, les deux femmes de Charles, Olympe et Lian, à qui le monde et les hardiesses de la jeunesse viennent de prendre leur enfant.
Le poids des secrets devient soudain trop lourd pour l’âme lasse de Joseph. Il les porte depuis si longtemps que son corps, fatigué lui aussi, n’a plus la force de les contenir. La concubine secrète de Charles et le fils qu’il a eu d’elle jadis, le fantôme même de Charles se font trop pesants avec l’âge. Il sent une sorte de fatalité l’envahir. À moins que ce ne soit Dieu, qui le punit pour ses fautes, ses silences coupables ou ses complicités passées et désormais insurmontables.
16.
L’idée s’est imposée à Louis au cours d’une nuit étouffante lorsqu’ils se trouvaient à Hangzhou, Marc, sa sœur et lui. Le ciel avait la luminescence argentée des nuits de pleine lune et le croassement des grenouilles l’empêchait de dormir. Il était sorti faire quelques pas dans le jardin pour se rafraîchir et répondre à quelque chose d’indéfinissable qui l’appelait au-dehors. Là où se cachaient des vérités que seule la nuit savait révéler et qui lui donneraient de voir le monde différemment. La lumière irréelle lui dévoilait des formes, des reliefs, des détails du jardin qui restaient insoupçonnés le jour. La forme tourmentée d’un rocher prenait l’apparence d’un animal antique, la branche d’un pin dessinait un chemin sinueux vers le ciel, les toits recourbés du yamen semblaient des vaisseaux fantômes à l’assaut d’océans invisibles.
Il était au milieu des choses et des êtres nocturnes, baigné de lune blanche, quand l’évidence le foudroya : sa vie était en Chine mais Shanghai ne représentait pas la Chine. Celle-ci était ailleurs. Shanghai n’était qu’un port métis, ouvert à tous les vents de la planète, un mélange factice d’Orient et d’Occident, un concentré des deux mondes qui n’existait que par l’argent et pour l’argent. Tout en découlait, tout y aboutissait.
Et là, sous les immensités nocturnes, Louis avait senti que ce monde-là n’était pas le sien et qu’un autre palpitait dans les profondeurs de l’empire du Milieu, plus réel, plus proche de la vérité qu’il recherchait. Un monde que son père avait poursuivi autrefois et qu’il avait trouvé peut-être – mais comment le savoir ? – avant de l’abandonner pour aller à Shanghai chercher fortune, comme tous les autres. L’univers de la vraie Chine, éternelle et inconnue, dont Shanghai n’offrait que des avatars et des simulacres, la Chine des millénaires et des dragons célestes, la Chine des souffrances et des plaisirs indicibles, des calamités et des révoltes l’attendait. Cette nuit-là, Louis avait pris la décision de partir, de quitter le monde artificiel de la concession française et d’aller à la rencontre de son destin. Son père était mort trop tôt pour lui raconter ses dix ans passés à courir les chemins, les fleuves, les mers de la Chine, et Louis voulait découvrir de lui-même ce qu’il avait vu, à Nankin, Tianjin, Pékin autrefois, s’enfouir dans la tourbe de ce pays sans fin ni temps, se laisser modeler par ses eaux, ses montagnes, ses forêts, ses peuples innombrables et puis renaître. Chinois.
Sur son cheval, Louis ressemble à un homme ivre. Le sourire qui plane sur ses lèvres est celui d’un égaré ou d’un bienheureux proche de l’extase. Accordé au pas de sa monture, son corps mince ne fait qu’un avec elle, il tangue souplement sous le ciel pourpre, cavalier du crépuscule chevauchant sa liberté. Sentiment de plénitude, de juste équilibre. Il est heureux, porté par cette marche lente qui traverse doucement le paysage et ne l’altère pas. En quittant sa mère, sa sœur et les Liu, il a conquis son indépendance. Au prix de leur colère, de leur inquiétude ou de leur tristesse, mais toute conquête a un coût et ce qu’il souhaite faire de sa vie l’exige.
Une semaine après avoir fui Shanghai, Louis a laquasi-certitude que les hommes sans doute
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