La reine du Yangzi
recule d’un pas. Une tristesse de plomb altère d’un coup son visage encore enfantin.
— Tu ne veux pas de moi parce que tu ne m’aimes pas, c’est cela ? Dis-le, au moins.
— Je ne t’aime pas assez pour me marier maintenant avec toi, c’est tout, avoue-t-il.
Laure lui tourne brusquement le dos et fond en larmes, cachée derrière ses longs cheveux noirs. Marc a toujours détesté la voir pleurer et aujourd’hui plus que jamais. Un jour, alors qu’ils jouaient dans le parc de la rue Discry, elle était tombée à cause d’un jeu de garçons auquel elleavait voulu se mêler. Une chute sans gravité mais elle avait fondu en larmes et ses pleurs l’avaient complètement bouleversé. Il s’était précipité pour la relever, la consoler, sécher ses joues et là, contre lui, petit animal meurtri, hoquetant d’orgueil blessé plus que de douleur, elle s’était apaisée, blottie contre lui, menue et fragile.
Comment Marc pourrait-il deviner que ce moment dont le souvenir le trouble encore est pour Laure la source d’un amour qui n’a fait que se renforcer au fil des ans ? Il avait su, ce jour-là, trouver les mots pour la consoler et ne s’était pas moqué de sa maladresse : elle ne l’a jamais oublié. Surtout, comment pourrait-il deviner que ces quelques minutes contre lui lui ont procuré un plaisir aussi inconnu qu’éblouissant, une sorte de ravissement de tout son être qui l’électrisa en secret ? Et que, depuis, elle ne songe qu’à revenir dans ces bras si accueillants devenus entre-temps ceux d’un homme ?
*
— Où est Laure ? questionne Patrick O’Neill.
Après Olympe, il s’assied à son tour pour le dîner.
— Dans sa chambre, répond Olympe. Elle est revenue bouleversée de chez les Liu. J’ai bien vu qu’elle avait encore pleuré mais elle a refusé de me dire pourquoi.
— Elle souffre beaucoup du départ de son frère. Peut-être devrais-tu l’emmener consulter le médecin.
— Non. En réalité, elle est amoureuse de Marc et je suppose qu’ils se sont disputés. Ou plus probablement, elle a dû se montrer trop impatiente. Je la connais, c’est une exaltée, une fonceuse. Un peu garçon manqué, ma fille, et qui voudrait tout, tout de suite ! Petite, elle était déjà impatiente et trépignait de colère quand je refusais de lui céder. Si elle pleure pour un chagrin d’amour, jen’ai aucun remède. La patience et le renoncement sont les seules solutions.
— À t’entendre, ni l’un ni l’autre ne sont vraiment son genre.
Ils dînent en tête à tête comme tous les soirs désor-mais. L’Américain s’est définitivement installé au Trianon. Olympe aime sa présence rassurante, étonnamment douce et légère pour un homme si viril. Elle aime l’entendre chantonner dans la salle de bains, le soir, quand il s’apprête à la rejoindre. Ou siffler lorsqu’il descend prendre son petit déjeuner avec elle. Charles ne sifflait jamais. Tout en s’interdisant de faire des comparaisons, Olympe doit reconnaître que l’humeur égale de son amant, sa joie de vivre, le sourire qui illumine son visage chaque fois qu’il croise son regard colore ses journées d’une teinte plus joyeuse ou tonique que celle donnée par le tempérament, parfois si déroutant, de Charles. La maison revit grâce à lui, elle vibre à nouveau sous le pas d’un homme, résonne de ses rires, de ses exclamations et cris de joie devant un plat qu’il goûte pour la première fois. Même M. et Mme Hu, si distants au début, sont tombés sous son charme et les petites servantes se disputent le privilège de lui repasser ses chemises ou de manucurer ses ongles.
— J’aime la vie avec toi, dit-elle en lui prenant la main. Tout paraît si simple, si facile. J’ai l’impression de vivre avec un homme qui ignore les problèmes.
Patrick se met à rire.
— Je ne les laisse pas avoir prise sur moi, c’est aussi simple que cela. Et je leur interdis de pénétrer dans cette maison. J’ai eu trop de mal à te trouver pour prendre le moindre risque de te déplaire. Du jour où tu m’as accepté, j’ai décidé d’être le moins soucieux des hommes.
— Mais les affaires, tes cargos ?
—Si tu n’en entends pas parler, c’est que ma société se porte bien.
— Et si, un jour, j’en entends parler, que devrai-je en déduire ? ironise-t-elle
— Que j’ai décidé de tout vendre pour me consacrer exclusivement à toi !
Olympe éclate de rire et le bleu
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