La reine du Yangzi
bon ? Et pour faire quoi ?
— Changer le monde, aider les pauvres, les malheureux. Tu ne peux pas savoir le nombre d’affamés, de malades, de mourants que j’ai vus pendant mon périple. Il faut changer tout cela.
Louis ne remarque pas la lueur d’intérêt qui traverse le regard de Joseph et poursuit, vibrant de passion :
— Il faut partager la richesse, ne pas la laisser seulement aux mains des puissants.
— Je te félicite d’avoir des idées aussi nobles, Louis. Mais justement, c’est en étant à la tête de la Compagnie du Yangzi que tu pourras changer les choses et améliorer le sort des déshérités. Tu pourrais alors suivre les traces de ces grands entrepreneurs catholiques qui font beaucoup pour leurs employés en France.
— Même si je ne suis pas catholique ? demande Louis, ironique.
— Surtout si tu ne l’es pas ! répond Joseph en partant d’un grand éclat de rire.
22.
Dans tout Shanghai, on ne parle que de cela. Ce sera le clou de la saison. L’événement qui surpasse tout, y compris le grand steeple chase qui doit se courir à l’hippodrome ce jour-là et même la soirée de gala de la Shanghai Sharebrockers’Association, la Bourse de Shanghai fondée en 1891, où se retrouve chaque année tout ce que les concessions comptent de taipans anglais, américains ou allemands. La lutte pour recevoir le carton d’invitation des Esparnac est féroce, et certains sont prêts à toutes les bassesses pour l’obtenir, soudoyant l’employé des postes françaises, voire l’imprimeur, ou proposant à quelque heureux élu de le lui racheter à prix d’or. Il faudra en être et ceux qui n’y seront pas pâtiront pendant longtemps, comme d’une tache, d’avoir été écartés du club très recherché des invités d’Olympe Esparnac. Le bal que la Reine du Yangzi s’apprête à donner pour les dix-huit ans de sa fille, Laure, a de quoi faire rêver.
L’orchestre de la Société philharmonique de Shanghai, un cocktail gigantesque dont on dit déjà qu’il dépassera tout ce qu’on peut imaginer par sa somptuosité et son originalité, du champagne millésimé qui devrait couler à flots, des pistes de danse et des tentes installées dans le parc du Trianon, une fête qui devrait commencer à sixheures du soir et ne s’achever qu’à l’aube, une tenue blanche obligatoire pour les hommes comme pour les femmes, des milliers de fleurs également blanches, lis, roses et tubéreuses, achetées pour l’occasion, les steamers de la Compagnie du Yangzi relâchant ce jour-là à Shanghai faisant retentir leur sirène au même moment, à neuf heures du soir, en hommage à Laure, née à cette heure-là dix-huit ans plus tôt, un souvenir pour chacun des invités – on parle de plusieurs centaines : le bal des dix-huit ans de mademoiselle Esparnac promet d’être mémorable et d’éclipser tous ceux qui l’ont précédé.
Depuis des jours, le défilé des fournisseurs ne s’interrompt qu’à la nuit, et encore, devant les grilles de la rue Discry. Fleuristes, pâtissiers, marchands de volailles ou de légumes, couturières et petites mains, modistes, menuisiers, marchands de vin, lingères défilent sans discontinuer au Trianon et y campent même, comme M. Chevreux, le photographe, et ses assistants, qui installent leur atelier au premier étage. Le soyeux Lacroix lui-même se déplace en personne pour examiner avec Olympe quelles soieries décoreront les deux étages de la maison. La fête sera tout en blanc mais, pour lui servir d’écrin, elle veut de grands drapés de soie bleue brodée de fils d’or pour remplacer les rideaux dans les salons du rez-de-chaussée. Exigeante, l’œil à tout, Olympe surveille les préparatifs avec le même soin qu’elle met à ses affaires.
Si elle aime tendrement Louis, elle éprouve une passion absolue pour Laure chez qui elle retrouve plus qu’elle ne l’imaginait le caractère fougueux de Charles mais aussi les élans qui étaient les siens à son âge, ce goût déraisonnable des lointains, de l’inaccessible, de l’improbable et, elle le craint aussi, de l’interdit. Elle connaît ses émois, devine ses attentes, ressent ses doutes parfois mieux que sa fille car elle les a déjà vécus. Et, pour ses dix-huit ans,elle veut lui offrir le plus beau et le plus immatériel des cadeaux : une fête si mémorable qu’on en parlera encore dans cent ans.
*
Les uns après les
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