La reine du Yangzi
trentaine d’immeubles de bureaux et les shikumen dans les deux concessions ; la Financière Esparnac, qui a des participations dans toutes les sociétés du groupe, joue le rôle d’une banque interne et s’occupe des placementsfinanciers ; l’Olympic & Liu Company, de droit anglais, qui acquiert les terrains disponibles à Shanghai et dans les environs, et les viabilise avant de les revendre. Au total, une bonne dizaine de sociétés qui brassent des millions de dollars chaque année et emploient près d’un millier de salariés de toutes nationalités. Sans parler des participations minoritaires dans une myriade de sociétés toutes plus diverses les unes que les autres, une compagnie de fiacres, un restaurant français récemment ouvert à proximité de l’hippodrome, des entrepôts le long du Huangpu ou une société américaine de télégraphe.
À la lecture des chiffres, des activités si multiples de la Compagnie et du nombre de gens dont la vie dépend de sa bonne santé commerciale et financière, Louis est saisi d’un vertige. Il n’imaginait pas une telle puissance ni une telle responsabilité. Il savait que les Esparnac étaient riches – tous les Shanghailanders vivent sur un grand train et Olympe en est une des plus fameuses –, mais pas au point de posséder autant de biens, d’être présents dans autant d’activités commerciales, industrielles, financières ou sociales. Car la Compagnie et la famille ont aussi leurs œuvres charitables, l’Association philanthropique de Shanghai qui finance un orphelinat, et l’Association de l’entraide française qui vient au secours des expatriés durement frappés par le sort. Pour Louis, la question se pose, angoissante et cruelle : saura-t-il manœuvrer un jour un tel navire et l’engager vers les mers de l’avenir où aucun sextant, aucune étoile ne peut servir de guide puisqu’elles sont aussi obscures que le futur lui-même ? Aura-t-il assez de courage pour prendre de telles responsabilités ? Se sentira-t-il assez fort pour affronter ses concurrents, les dépasser, conquérir de nouveaux marchés ?
— Mais oui, ne t’inquiète pas, le rassure Joseph Liu àqui il vient faire part de ses angoisses. Il suffit d’apprendre, de réfléchir et de raisonner.
— Mon père raisonnait-il quand il s’est lancé dans l’aventure avec toi ? J’en doute.
— C’est vrai. Mais il avait une idée et je l’ai aidé à la réaliser. C’est moi qui raisonnais, c’est-à-dire qui étais raisonnable. Lui, il avait une vision, un peu de folie. Et c’est cela qui fait les vrais chefs. Moi, je ne suis qu’un gestionnaire.
— Et maman ?
— Ta mère a dû apprendre très vite car nous étions en train de couler. Elle a agi à l’instinct. Ensuite seulement, elle s’est mise à raisonner, et puis elle a eu, elle aussi, des fulgurances, ce petit brin de folie qui lui a permis de développer la Compagnie au-delà de ce que j’imaginais. Retiens bien ce que je vais te dire : si tu veux être, toi aussi, un grand patron, tu dois être un peu visionnaire, un peu fou, n’écouter parfois que ton instinct, mais pas trop. Et la gestion courante, tu pourras parfaitement la déléguer à quelqu’un de confiance.
— Tu vas quitter la direction de la Compagnie, toi aussi, Oncle Joseph ? s’inquiète Louis qui s’imagine déjà seul aux commandes.
— Non. Tant que je pourrai tenir ma place, je resterai mais je formerai quelqu’un pour me succéder, un Han puisqu’il en faut absolument un pour faire un bon comprador. J’ai déjà quelqu’un en vue.
Louis s’apprête à quitter le petit bureau de Joseph mais s’immobilise avant de franchir la porte.
— Tu crois vraiment que je serai à la hauteur ?
— Cela ne fait aucun doute. Tu le vérifieras toi-même dès demain puisque j’ai pris rendez-vous avec le nouveau directeur de la Banque d’Indochine. Il a repris toute la clientèle et les fonds du Comptoir d’escompte qui a dûfermer après la faillite de la banque à Paris. Il va nous proposer de placer nos excédents de trésorerie et je pense que cela t’intéressera.
— Mais je n’y connais rien ! s’exclame Louis catastrophé.
— Les questions d’argent s’apprennent vite, Louis. Juste une question de chiffres et d’opérations arithmétiques simples. Très largement à ta portée.
Une nouvelle fois, Louis a une moue dubitative.
— J’aurais aimé parfois avoir un autre destin, soupire-t-il.
— Ah
Weitere Kostenlose Bücher