La reine du Yangzi
jolies femmes, d’hommes d’affaires, d’artistes, de diplomates et de banquiers s’est donné rendez-vous chez la Reine du Yangzi avec la certitude de s’amuser, de boire le meilleur champagne et de déguster les plats les plus raffinés dans l’ambiance la plus cosmopolite qu’on puisse imaginer. Entre deux danses, quand elle s’arrête pour reprendre son souffle, Olympe sait que sa fête est réussie lorsqu’elle aperçoit le directeur de l’Oriental Bank où elle a récemment ouvert un compte, Edward Cunningham et le consul américain interrompus dans leur conversation par leurs femmes respectives qui les entraînent dans une polka endiablée. Et elle sourit en voyant Louis se diriger vers le parc au bras d’une ravissante Anglaise qui rit aux éclats. Même Joseph et Marie-Thérèse Liu semblent s’amuser, eux d’ordinaire si sérieux et si réservés : leur conversation avec Paul Claudel est si animée que Joseph a l’air transfiguré et parle avec les mains, ce qu’il ne s’autorise jamais. Olympe est tout simplement heureuse et, tandis que Patrick va lui chercher une coupe de champagne frais, elle a une pensée fugace pour Charles : il aurait été si fier de voir sa fille fêtée comme elle l’est ce soir par le Tout-Shanghai.
23.
Alors que l’orchestre s’accorde une pause après avoir joué sans discontinuer pendant une heure et que le brouhaha des conversations, des rires, des verres qui s’entrechoquent décline, les notes d’un piano s’élèvent, solitaires et fragiles. Une mélodie rare, que personne ne connaît, tendre et nostalgique au point de nouer la gorge des hommes et de faire frissonner les femmes. Intrigué, on se tait, on quitte le parc où les torchères illuminent la nuit, on revient à l’intérieur, vers le petit salon d’où s’élève cette dentelle de musique, sereine et lumineuse, qui magnétise tout le monde et fait taire les plus bavards. Le piano à queue est là, son couvercle ouvert comme une grande voile noire et brillante, et derrière, à moitié masqué, le beau visage, grave et inspiré de Marc Liu qui joue pour Laure.
Depuis des mois, il répète ce Nocturne de Chopin en mi bémol majeur, délaissant les œuvres pour orgue de Bach pour celles de Frédéric qu’il a découvertes en lisant un Hiver à Majorque de George Sand.
Dans le silence stupéfait qui s’est emparé des invités, la mélodie monte, bouleversante, et Laure, comprenant tout d’un coup pourquoi le jeune homme qu’elle attendait restait invisible depuis le début de la soirée, demeure immobile, pétrifiée, à quelques pas de lui, envahie parl’émotion. Les mains longues et fines de Marc survolent le clavier avec l’agilité et la douceur de deux oiseaux parcourant un monde dont seuls ils ont la clef. Il ne voit pas les invités qui, silencieusement, se sont approchés, tout absorbé qu’il est par son jeu, intimidé par Laure à qui il ne sait pas dire autrement qu’en musique qu’il l’aime mais comme sa meilleure amie. Il ne voit rien, ni elle qui tremble, émue jusqu’aux larmes par ce cadeau impalpable, ni la fierté de ses parents qui l’ont entendu si souvent répéter pour atteindre ce jeu parfait, élégant et inspiré, ni les visages ébahis de tous ces Longs Nez, sidérés d’entendre un Chinois interpréter Chopin avec autant de finesse. Pour Joseph Liu, c’est la plus belle des revanches sur ces Anglais qui les méprisent et voient encore en eux des attardés incultes et rétifs à la modernité occidentale. Et quand les doigts de Marc quittent le clavier après un dernier accord, quand le piano résonne une ultime fois avant de se taire, on l’entend murmurer, dans le silence émerveillé qui suit, tout imprégné encore des notes du nocturne :
— Bon anniversaire, Laure…
Elle se précipite vers lui, l’enlace, le couvre de baisers, chuchote des mots tendres à son oreille, baise ses mains, plus amoureuse que jamais et, soudain, une rafale d’applaudissements les submerge, des bravos fusent, on se presse autour du jeune pianiste au talent insoupçonné.
— Bravo, jeune homme ! s’exclame le consul de France, lui-même mélomane. Il faut continuer, vous êtes très doué.
— Vous êtes un grand artiste, monsieur, nous allons vous organiser des concerts, propose le directeur du Shanghai Club.
Restée à distance, Marie-Thérèse Liu, bouleversée par le spectacle de son fils ovationné
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