La reine du Yangzi
société secrète de l’Empire, et s’incline devant lui.
— Tu n’as pas manqué de bravoure tous ces derniers temps et je t’en félicite. Tu vas devoir, aujourd’hui, faire preuve d’un courage encore plus grand.
Intrigué, le fils de Lian s’approche plus près.
— Aurais-tu une autre mission à me confier ? questionne-t-il.
— Non, mon fils. Mais je dois t’annoncer une dure nouvelle. Tu étais déjà orphelin de ton père. Tu l’es aussi de ta mère : elle est morte pendant que tu étais à Canton.
21.
Après avoir parcouru pendant des mois les grands espaces de l’empire du Milieu, les bureaux de la Compagnie du Yangzi semblent particulièrement étroits et confinés à Louis. Il n’y travaille que depuis deux jours mais il s’y sent déjà prisonnier, incapable de rester en place pendant plus d’une demi-heure, comme de se concentrer. Son esprit s’évade immanquablement dès qu’il lève les yeux des livres de comptes que M. Deng a posés sur le bureau et qu’il doit étudier sous sa sévère conduite. Dehors, la vie l’appelle, les steamers et les grands paquebots se saluent à coups de sirène, l’activité bat son plein sur le quai de France, des coolies déchargent des cargaisons, les fiacres et les cabriolets passent devant les hautes fenêtres des bureaux de la Compagnie, des jeunes femmes se promènent bras dessus bras dessous, s’abritant du soleil sous des ombrelles. Et lui qui est coincé derrière ce bureau, son chat sur les genoux. Il enrage et ses longs cheveux, toujours retenus pas un catogan, s’agitent en tout sens comme la queue d’un cheval furieux. Quand sa mère lui a proposé d’entrer dans la société, il a accepté avec enthousiasme. Mais elle s’est bien gardée de lui dire qu’il commencerait son apprentissage au bas de l’échelle, comme un simple employé.
—C’est le seul moyen de comprendre le fonctionnement de notre entreprise. Quand tu auras appris la comptabilité, les caractéristiques de nos clients et les principes de la négociation commerciale, tu achèveras de te former dans nos différentes filiales. C’est la condition sine qua non pour être capable de prendre la direction d’une maison comme la nôtre, plus tard.
— Tu veux quitter la Compagnie ? demande Louis, brusquement inquiet.
— Pas immédiatement, rassure-toi. Mais un jour vous en hériterez, ta sœur et toi. Et tu devras la diriger. Il faut donc que tu te formes dès maintenant. Car quand tu seras prêt, je prendrai du champ. Depuis que ton père est mort, je n’ai pas cessé de travailler. J’ai dû batailler pour maintenir la Compagnie à flot, la redresser, la faire prospérer, l’engager sur de nouveaux marchés.
— Oncle Joseph t’aide, non ?
— Évidemment et il est irremplaçable, mais les décisions importantes, c’est moi qui les prends. C’est difficile, tu verras, de décider. On est toujours seul dans ces moments-là, et, chaque fois, c’est l’avenir de l’entreprise que l’on joue. Il faut être solide et ne pas se tromper. La moindre erreur peut être fatale. Je crois que j’ai fait du bon travail, mais je me sens un peu fatiguée, parfois, et j’ai envie de vivre comme une femme normale.
— Surtout que tu as Patrick, désormais, dit Louis involontairement ironique.
Olympe lui sourit, indulgente. Depuis son retour, elle ne craint plus ses remarques autrefois corrosives et blessantes. Louis lui inspire à présent une confiance totale. Il a mûri, c’est un homme, et il a l’air suffisamment assagi pour qu’elle lui confie les rênes de la Compagnie du Yangzi dès qu’elle le sentira prêt. La visite qu’elle a faite à Lian mourante lui a montré l’extrême fragilité de sa vieet combien la mort pouvait frapper sans prévenir. Elle a eu peur, brusquement, de quitter un jour cette terre sans avoir pu connaître tout ce qu’elle avait envie de vivre. Évidence si foudroyante qu’elle occulta presque celle, pourtant terrible, de l’infidélité passée de Charles et de l’existence, quelque part dans la ville chinoise, d’un enfant de lui.
— Oui, j’ai Patrick, répond-elle, et je veux pouvoir prendre le temps de partager ma nouvelle vie avec lui, tu comprends ? Pendant trop longtemps, j’ai été seule pour vous élever et faire tourner l’entreprise. Je ne te souhaite pas d’endurer ce que j’ai vécu. Ce fut exaltant, mais si dur, parfois… Aujourd’hui, j’ai
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