La reine du Yangzi

étrangers du pays. Mais les enfants Esparnac sont-ils vraiment des étrangers ? Et lui-même n’est-il pas à moitié un barbare étranger ?
    Vêtu à l’européenne du costume de lin clair qu’il portait à Canton, Chang pourrait passer pour un Long Nez rentrant chez lui après s’être encanaillé dans la ville chinoise. Inconsciemment, il se redresse en passant la Porte du Nord. En se tenant si droit, veut-il se grandir pour mieux ressembler à son père dont il a hérité les yeux très noirs et le large front ? Veut-il également rejeter cette part de Han qu’il porte en lui pour mieux endosser l’habit du Blanc ? Lui qui est tant porté à l’introspection refuse ce soir de s’interroger davantage pour tenter de comprendre pourquoi il agit ainsi. Quelques centaines de mètres plus loin, il aperçoit les illuminations du Trianon. Plus il s’approche, plus il entend distinctement les échos de la fête, la musique de l’orchestre, des rires et des exclamations. Quelques mètres encore et il doit se frayer un passage parmi les Chinois qui sont venus comme lui et se pressent pour admirer les invités, regarder avidement cette débauche de lumière, ces Européens tout de blanc vêtus qui déambulent sur le gazon par groupes, poursuivis par des boys porteurs de plateaux d’argent couverts de coupes de champagne et de petits fours.
    Immobile au milieu de cette petite foule de spectateursqui, par sa seule présence, a l’impression de participer, même de loin, à la fête, de s’approprier un peu de ce monde luxueux et étranger mais auquel beaucoup voudraient appartenir, Chang tend le cou pour tenter d’apercevoir, parmi tous ceux qui entrent et sortent, apparaissent derrière les hautes portes fenêtres du rez-de-chaussée, dansent ou parlent, celui et celle qui pourraient être Louis et Laure. Il croit un moment reconnaître Olympe, une petite femme blonde à laquelle viennent rendre hommage ceux qui prennent congé. Mais il n’est pas certain que ce soit elle. C’est trop stupide, ils sont là, à quelques pas de lui, à portée de regard, et il ne peut les voir.
    Jouant le tout pour le tout, Chang recule de quelques mètres, se redresse, prend un air assuré et se dirige avec l’aplomb d’un invité retardataire vers la grille d’entrée du Trianon. Personne ne l’a remarqué, on ne lui demande rien, il avance, le cœur battant. Encore étonné de son audace et saisi d’une peur rétrospective, il n’ose pas entrer tout de suite dans la maison et choisit de faire d’abord un tour dans le parc où il passera plus inaperçu. Foulant l’herbe humide, il observe à travers les fenêtres qui, parmi les danseurs ou ceux qui se pressent autour des buffets, pourraient être Louis et Laure. Il a l’impression d’être un voleur, un de ces bâtards qui viennent troubler l’ordre des familles. Qui ne sont reconnus par personne, qui dérangent. Mais lui n’a aucune intention de troubler les Esparnac. Il souhaite seulement les entrevoir et peut-être, un jour, leur parler.
    Soudain, là, cette danseuse dans les bras de Marc Liu, le fils d’Oncle Liu qu’il reconnaît, cette jeune fille radieuse dont les lourds cheveux noirs virevoltent au rythme de la polka, c’est Laure, il en est sûr. Il s’approche, fasciné par ce visage dans lequel il se retrouve de façon troublante. N’être plus qu’à quelques mètres d’elle est grisant. Passantcomme les autres par une des portes-fenêtres grandes ouvertes, Chang entre le plus discrètement possible dans le grand salon illuminé et se poste dans un coin, un verre à la main pour se donner une contenance. Là, à moitié dissimulé derrière un rideau, il admire sa sœur. Son rire parvient même jusqu’à lui quand, malgré la raideur de son cavalier, elle entraîne Marc dans une nouvelle danse. Et ce rire trouble Chang infiniment. Il ne l’imaginait ni si belle ni si grande. Il suffirait de quelques pas, il pourrait se planter devant elle et dire qui il est et, là, il pourrait la voir de près, surprise et affolée peut-être, il pourrait lui prendre la main pour la rassurer, entendre le son de sa voix… Mais non, d’un coup il serait le centre de tous les regards, il créerait un énorme scandale et ruinerait toutes ses chances d’avoir, un jour, une relation normale avec elle. 
    Et Louis ? Il le cherche du regard parmi les hommes de son âge. Ce jeune homme blond, là, en train de discuter avec ce vieil Anglais un peu fatigué ?