La reine du Yangzi
Non, il parle un anglais trop pur pour que ce soit lui. Et celui-là, apparemment mort de soif, qui est en train de porter à ses lèvres un grand verre d’eau ? Pas très grand, la peau claire, il y a quelques chose de familier dans le visage. Pas tout à fait comme si Chang voyait dans un miroir non pas son reflet mais son exact contraire – la même figure allongée, le même menton très volontaire, mais des yeux bleus quand les siens sont d’obsidienne, et une longue chevelure blonde, inverse de la sienne, noir comme jais. Est-ce Louis ? se demande Chang, hésitant à quitter l’abri du rideau pour se mêler aux invités et s’approcher davantage du jeune homme. Celui-ci est en grande conversation avec une jeune fille encore plus blonde que lui, une Anglaise probablement, qui le dévore des yeux et semble légèrement ivre. Elle se penche vers lui et Chang croit un moment qu’elle va l’embrasser à pleine bouche devant tout lemonde. Lui se contente de toucher son bras. Pour le tenir à distance ou la caresser sans en avoir l’air ?
Plus il l’observe, plus Chang est convaincu qu’il s’agit de Louis. Instinctivement, il se reconnaît dans cet homme qui doit être son cadet de trois ou quatre ans, ce qui correspond à leur différence d’âge. Quelque chose l’attire en lui comme l’attirait Laure, un instant plus tôt. Quelque chose d’irrationnel lié à leur origine commune, avec le magnétisme de son père et qu’il retrouve en eux comme il l’a trouvé en lui. Décidé, Chang fait un pas dans la lumière et marche vers Louis, mais une main l’agrippe violemment par le bras.
— Que fais-tu là, Chang ? murmure une voix dans son dos.
Il reconnaît celle, impitoyable et sèche, de Pu-zhai Liu qu’il n’a pas entendu approcher. En se retournant, il se retrouve face à son mentor. Il ne lui a jamais vu le visage aussi dur.
— Que fais-tu là ? répète le comprador en entraînant Chang au dehors. Comment es-tu entré ?
— Par la porte, Oncle Liu, répond le jeune homme avec insolence.
— Tu n’as rien à faire ici ! Ta place n’est pas là.
— Et où est-elle, ma place ? s’emporte Chang. Nulle part ! Tu as beau dire et faire, je ne suis nulle part à ma place.
— Ce n’est pas une raison pour venir ici.
— Justement si ! C’est le seul endroit qui me reste pour savoir qui je suis. Le seul endroit où vivent des gens qui ne me sont pas totalement étrangers.
À cet instant Joseph sent que tout peut basculer. Que Chang a atteint son point de rupture, qu’il ne peut plus retenir sa frustration d’avoir été abandonné par son père et de n’être plus reconnu de personne sauf de lui. S’il le pousse dans ses retranchements, Chang ne se contrôleraplus et alors la pire des catastrophes serait à craindre : un face-à-face entre Olympe ou ses enfants et Chang. Le vieux comprador décide de l’emmener dans la partie la plus obscure du parc.
— Je sais ce que tu éprouves et nous allons changer tout cela. Mais pas tout de suite, Chang, et certainement pas ce soir. Il me faut encore du temps pour informer les enfants d’Olympe de ton existence. Laure est encore très jeune et fragile, elle est un peu fantasque et je ne voudrais pas qu’elle fasse une bêtise en apprenant qui tu es.
Chang baisse la tête. Il comprend une fois de plus qu’il est sacrifié à la stabilité d’une famille qui aurait pu être la sienne et dont l’accès lui est interdit. Il comprend que son rêve est impossible, que son idée était trop folle pour être réaliste. Mais derrière les mots de Joseph qui se veulent apaisants, il entend surtout qu’il n’a rien à faire ici, qu’il ne sera jamais le bienvenu dans cette maison, que Joseph le fera patienter longtemps encore, jusqu’à ce qu’il se décourage, afin de n’avoir jamais à le présenter à Louis et à Laure.
À contrecœur, il renonce. C’est à Liu, son tuteur mais surtout au chef de la Tan Di Hui qu’il doit obéissance, respect et allégeance. Ses propres intérêts, ses aspirations doivent s’effacer devant les lois et intérêts supérieurs de la société secrète, il le sait. Son vrai combat est ailleurs qu’ici, il est dans la mise en marche d’une Chine nouvelle, moderne et libérée de ses envahisseurs. Et lorsque Joseph, d’une voix feutrée mais qui ne supporte pas la contestation, lui ordonne de partir, il s’exécute sans protester et s’en va sans un regard pour ceux qu’il a reconnus
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