La reine du Yangzi
vieux », a insisté le consul.
*
Après avoir dépassé Suzhou, à l’ouest de Shanghai, le Charles II s’enfonce lentement dans les profondeurs du Jiangsu. Le nom des villes – Wuxi, Zhejiang, Yangzhou, Huai’an – leur donne chaque fois matière à rêver pourtant Olympe s’en trouve le plus souvent déçue. Aucune n’est réellement différente de Nanshi, et, après quelques visites, elle renonce à s’y arrêter pour éviter de constater que cette partie de la Chine diffère si peu d’une province à l’autre. Chaque ville a son caractère, ses beautés propres – un jardin paradisiaque, une pagode, un ensemble de temples –, mais elle y retrouve toujours, derrière les mêmes remparts, la même agitation désordonnée, la même indifférence au malheur, le même fatalisme dans les yeux des mendiants, la même foule pressée et parfois hostile. La grande sécheresse qui frappe cette année 1900 décuple la misère. La famineest là, à chaque étape, elle la voit dans les yeux fiévreux des femmes et le ventre gonflé des enfants et c’est chaque fois un crève-cœur d’abandonner ces êtres promis à la mort sans pouvoir les sauver. Au début, elle a distribué le plus de vivres possible mais les affamés sont trop nombreux et eux-mêmes rencontrent des difficultés à s’approvisionner.
C’est seulement lorsqu’ils font halte dans les petits villages de pêcheurs qu’elle trouve presque intact l’esprit de cette vieille Chine qu’elle est venue rechercher et qu’elle découvre dans les vieilles maisons de bois, un monastère caché dans une forêt de bambous, ou chez les graveurs de sceaux sculptant, avec les mêmes gestes séculaires, les caractères antiques dans la pierre tendre, le jade ou le bois. Les villages se succèdent, signalés par un trafic plus important sur le canal et une soudaine accumulation de sampans et de jonques fluviales amarrées sur les berges. Olympe descend alors à terre pour faire quelques pas, suivie de Patrick, du garde du corps et du cuisinier qui en profite pour acheter de quoi nourrir son monde. Il se garde bien de dire à Olympe que ses taëls lui ouvrent des réserves de riz ou de légumes secs qui pourraient être distribués et elle feint de croire qu’il a un talent particulier pour dénicher ce dont ils ont besoin. Inéluctablement, les enfants s’attroupent autour d’elle, fascinés par ses cheveux blonds, et il faut qu’elle prononce des paroles rassurantes, aidée par son sourire le plus engageant pour que leurs mères acceptent qu’elle leur distribue des friandises, des gâteaux de lune ou simplement des fruits.
— Elles craignent que vous ne cherchiez à les empoisonner, explique le cuisinier.
— Pourquoi ferais-je une chose pareille ?
— C’est ce qu’on leur fait croire, madame. Que les chrétiens sont venus pour tuer leurs enfants.
Elle qui est respectée à Shanghai fait jour après jourl’expérience de l’hostilité grandissante des Chinois à l’égard des étrangers.
— Je me demande si nous n’aurions pas mieux fait de voyager en train, finalement, dit-elle à Patrick tandis qu’ils dînent tous les deux à l’avant du bateau, dans le jour encore clair de cette soirée de juin.
— Tu as peur ?
— Non, mais j’imaginais des paysages grandioses, un canal plein de majesté, de beaux bateaux transportant des mandarins raffinés, des nobles demeures dont les jardins descendraient jusqu’à la rive. C’était un rêve idiot. Celui que je faisais avant de quitter la France et que je n’ai jamais pu vérifier. La réalité est bêtement plus prosaïque. La nature est sèche et rabougrie, les paysages sans grâce, les êtres sans espoir…
— Tu n’y peux rien : à Shanghai, nous avons une vision erronée de la Chine, dit Patrick. Nous croyons encore qu’elle est ce riche pays légendaire découvert par Marco Polo et décrit par tes jésuites. En réalité, cet empire est à bout de forces. Il n’a plus les ressources pour entretenir ce qui faisait jadis sa puissance et sa beauté. L’état de ce canal millénaire le prouve : il est complètement envasé par endroits, les berges sont envahies par la végétation, la nature reprend le dessus. La Chine nous montre aujourd’hui son vrai visage : elle n’est plus qu’un empire de pacotille.
— Peut-être, mais il nous fait vivre, réplique Olympe. N’oublie pas que je lui dois ma fortune et toi la tienne.
— Ce n’est pas l’Empire qui
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