La reine du Yangzi
comme siens et qui pourtant doivent lui rester étrangers.
Seconde partie
Shanghai la Rouge
24.
De chaque côté, les herbes folles poussent en toute liberté sur l’empierrement des rives du Grand Canal. L’imposant house-boat qu’Olympe et Patrick ont fait construire dans l’arsenal de Cunningham – et que Patrick a proposé de baptiser Charles II – paraît presque modeste, malgré ses dimensions au regard de la largeur du canal : les deux berges sont éloignées l’une de l’autre d’une trentaine de mètres et offrent l’image parfois bucolique, parfois grandiose du vieil empire chinois. D’admirables ponts de pierre sculptée enjambent ses eaux calmes, des temples ou d’antiques pagodes semblent les gardiens immobiles, inutiles et silencieux d’un monde en train de s’effondrer. Au passage du bateau, les pêcheurs suspendent leurs gestes, les enfants sur les berges cessent de jouer, les paysans arrêtent leurs charrues tirées par deux buffles pour les regarder. Tous semblent fascinés par cet étrange navire qui avance tout seul avec un bruit sourd et dont la cheminée crache une fumée blanche que le vent disperse en panaches éphémères. Certains osent un signe, d’autres soulèvent leur chapeau de paille, d’autres encore lèvent le poing et lancent des imprécations. Ce sont les plus nombreux.
— J’avais toujours rêvé de connaître le Grand Canal, murmure Olympe, allongée dans les bras de Patrick sur lepetit banc d’acajou vernis garni de coussins de velours rouge qu’il a fait installer à l’avant du house-boat.
Depuis une semaine, ils voguent tous les deux à l’intérieur des terres chinoises, sur cette rivière artificielle voulue par les empereurs et qui commença à être creusée cinq cents ans avant la naissance du Christ. Ils ont quitté Shanghai au début de juin, décidés à fêter cette année la Saint-Jean à Pékin. Depuis qu’ils sont amants et que Patrick a rasé son horrible moustache, ils ne manquent jamais de célébrer le solstice d’été qu’Olympe a considéré comme la date de sa renaissance après son long veuvage. Une Saint-Jean qu’ils ont voulue exceptionnelle puisque, en cette année 1900, elle sera la dernière du siècle qui s’achève. La nomination de Louis à la tête de la Compagnie du Yangzi a laissé enfin Olympe libre de prendre ces longues vacances dont elle rêve depuis si longtemps et de partir à la découverte de son pays d’adoption. Un périple de mille cinq cents kilomètres sur le Grand Canal, à bord d’un bateau confortable qu’elle a préféré au train qui vous brinquebale dans tous les sens ou pis encore aux routes, beaucoup moins sûres depuis quelques mois.
Spécialement dessiné pour naviguer sur les fleuves grâce à son faible tirant d’eau, le Charles II mesure une quinzaine de mètres de long, largement suffisant pour eux deux, a décrété Olympe. À la proue, sur le pont de tek, un auvent de toile blanche leur permet de prendre leurs repas dehors en restant protégés du soleil, puis, jusqu’à la proue, une vaste cabine abrite la passerelle de commandement, un salon, une salle à manger et deux chambres joliment meublées. Le bateau est si bien conçu qu’il peut naviguer pendant une semaine sans avoir à faire ni charbon ni eau. Les vivres frais sont conservés dans une glacière et la réserve d’eau suffit à tous les besoins du bord. L’équipage loge dans les cabines avant avec le garde du corpsbien armé que Patrick, alerté par le consul américain, a engagé pour les protéger. Depuis l’arrêt brutal de la Réforme des Cent Jours de Kang Youwei qui a tenté, au printemps 1898, de moderniser la Chine, le pays est de moins en moins sûr pour les étrangers. « La secte du Yi He Quan, Les Poings de la Justice et de la Concorde, fait beaucoup parler d’elle, a prévenu le consul. Ils s’attaquent aux missionnaires et aux Chinois chrétiens, en particulier dans les provinces du Shandong et du Hebei, et l’on dit qu’ils ont infiltré la capitale avec l’accord de l’impératrice douairière Cixi. Soyez prudents, O’Neill. » « Ce ne sont pas quelques Chinois illuminés qui nous font peur, monsieur le Consul, » a répondu Patrick, légèrement inquiet, cependant, d’avoir accepté de se lancer dans ce périple avec Olympe. « Je crains qu’ils ne soient de plus en plus nombreux, mon
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