La reine du Yangzi
nous a enrichis, c’est le commerce…
Patrick voit bien qu’Olympe n’est pas convaincue. Ce n’est pas la première fois. Ils s’entendent à merveille et partagent généralement le même avis sur tout sauf sur la Chine. Olympe aime ce pays de toute son âme et croit, sans réellement le connaître, avoir percé ses secrets ensoignant les orphelins ou en négociant avec les marchands de l’intérieur. Plus pragmatique, Patrick voit plutôt dans l’empire du Milieu un marché à conquérir, un monde à moderniser, un peuple à éduquer. Saisissant la main d’Olympe par-dessus la table, il lui sourit tendrement. Le boy vient d’allumer les lampes à pétrole et, dans la chaude lumière qu’elles dispensent autour d’eux, il la trouve encore plus séduisante. Des crapauds-buffles s’appellent d’une rive à l’autre, des feux luisent au loin, l’eau du canal chante contre la coque du house-boat, des papillons dansent des sarabandes ivres autour des lampes, la nuit est douce et le monde en paix.
— Ils ne nous aiment pas, murmure brusquement Olympe d’un ton grave. Nous leur faisons perdre la face depuis des années et des années. Tout ce peuple qui se retrouve vaincu, envahi, dépossédé, ce gouvernement qui se voit imposer des conditions qu’aucun État européen n’accepterait…
— Ils ont perdu…
— Ce n’est pas une raison pour les humilier. Je redoute confusément quelque chose.
— Ne crains rien. Je suis là. Et ne perds pas espoir : Pékin comblera bientôt toutes tes attentes. C’est, dit-on, une ville vraiment fabuleuse.
*
De Tianjin à Pékin, la distance n’est que d’une centaine de kilomètres mais, même en chemin de fer, Olympe l’a trouvée interminable. Après des semaines sur le Grand Canal, Patrick et elle ont jugé plus prudent de prendre le train pour atteindre la capitale de l’Empire. Non seulement, le canal était de moins en moins praticable mais naviguer aussi lentement dans un pays de plus en plushostile devenait risqué. À chacune de leurs haltes, les nouvelles se faisaient plus alarmantes et Patrick proposa même à Olympe de faire demi-tour pour rentrer à Shanghai. Elle refusa obstinément, affirmant qu’elle se sentait en sécurité avec lui et qu’elle voulait à tout prix aller jusqu’à Pékin. À Jinan, ils prirent le chemin de fer qui offrait plus de sécurité et renvoyèrent le Charles II à Shanghai, ne conservant avec eux que le garde du corps.
Dans un crissement aigu, le train stoppe dans des panaches de fumée noire et Olympe pousse un soupir de soulagement.
— Enfin ! dit-elle en se levant, étourdie comme elle ne l’a jamais été sur un bateau. Décidément, ce tortillard vaut à peine mieux que le dernier que j’ai emprunté il y a trente ans pour aller à Marseille !
À peine sont-ils descendus sur le quai qu’une armée de coolies les assaille, se dispute leurs bagages et tente de les entraîner vers la file de chaises à porteurs en attente à la sortie de la gare. Patrick et le garde essaient de s’en débarrasser, sans succès, quand surgit un officier français qui disperse les coolies en les menaçant de son pistolet.
— Vous êtes Mme Esparnac et vous le commandant O’Neill ? questionne-t-il d’une forte voix. Je suis le sous-lieutenant Grillot. L’ambassadeur m’a chargé de venir vous chercher et de vous escorter jusqu’au quartier des Légations. Suivez-moi. Nos boys vont s’occuper de vos malles.
— Nous n’avons pas besoin d’escorte, proteste Olympe.
— Ce sont les ordres. De toute façon, si vous voulez arriver vivants à votre hôtel, vous n’avez pas le choix.
— Qu’est-ce que vous dites ? demande O’Neill.
— Vous n’êtes pas au courant ? fait le sergent en les guidant vers la sortie. Les Boxers ont envahi Pékin.
— Des boxeurs ?
— Des paysans chinois. On les appelle ainsi parce qu’ilspratiquent une sorte de boxe chinoise, très acrobatique paraît-il. Vous allez bientôt les voir. Ils campent par milliers dans la ville chinoise et sont très agressifs. L’autre jour, ils ont attrapé un Américain qui voulait rejoindre les Légations et l’ont torturé pendant trois jours, puis ils ont accroché sa tête sur les murs de la ville tartare.
— Et que nous veulent-ils ? interroge Olympe, brusquement inquiète.
— Mais nous tuer, madame ! C’est pour ça qu’on est là. On est arrivés il y a un peu plus d’une semaine, le 31 mai, et depuis la
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