La reine du Yangzi
situation empire de jour en jour. Vraiment, vous n’auriez pas dû venir ici.
Dehors, un peloton de soldats à cheval les attend, fusil en main, prêts à tirer dans la foule compacte de paysans et de va-nu-pieds qui les entoure en silence, visages fermés, immobiles et vaguement menaçants. Une fois montés dans l’attelage qui les attend, ils décampent sans perdre une seconde.
— Sommes-nous à Pékin ? demande Olympe, en regardant autour d’elle.
La capitale de l’empire du Milieu peut-elle être cette immense étendue anarchique de baraques, de tentes, de masures où hommes et animaux se bousculent par milliers dans une cohue indescriptible ? Couchés à côté d’un campement, des chameaux considèrent avec hauteur toute cette agitation, des foules hypnotisées s’agglutinent autour d’une estrade de bateleurs, des Mongols montés sur leurs poneys disputent le passage au cortège d’un mandarin précédé par tout un tintamarre et tous s’écartent à contrecœur pour les laisser passer.
— Non, répond le sous-lieutenant Grillot. La gare se trouve à Matiapu, à trois kilomètres de Pékin. Là, devant vous, ce sont les murailles de la ville chinoise.
Ils traversent sans s’arrêter un Petit Canal, s’enfoncentsous une large poterne et débouchent dans un immense espace nu. À droite, un temple grandiose, énorme tour cir culaire de trois étages posée sur une triple rotonde de marbre blanc. Sur le dernier toit de tuiles bleues, une boule d’or reflète le soleil.
— Tian Tan , le temple du Ciel, explique Grillot. Et de l’autre côté, c’est le temple de l’Agriculture. D’après ce qu’on m’a dit.
Ils avancent aussi vite qu’ils le peuvent le long d’une avenue rectiligne bordée d’échoppes plus ou moins délabrées, écœurés par l’odeur pestilentielle qui monte des égouts, jadis recouverts d’un dallage de pierre mais aujourd’hui éventrés. Impression funeste d’arriver dans une ville laissée à l’abandon et où personne ne se soucie de réparer quoi que ce soit. Au bout se dressent à nouveau des remparts crénelés. Cette fois, ils sont gigantesques, même vus de loin. Plus Olympe et Patrick approchent, plus ces murailles défient leur imagination. Ce sont les plus formidables constructions humaines qu’ils ont jamais approchées. Comparées à elles, celles de Shanghai, si énormes soient-elles, paraissent petites. Bientôt, ils arrivent au pied d’une colossale poterne où se presse une masse indistincte d’hommes qui les regardent approcher avec hostilité. Certains portent un chiffon rouge autour du front et sont particulièrement agressifs.
— Les voilà, les Boxers, prévient Grillot. Ici, c’est l’entrée principale de la ville tartare, avec au milieu la porte réservée à l’empereur. Mais nous allons passer par Hata Men, un peu plus loin à droite, pour éviter de les provoquer.
— Ils font froid dans le dos, murmure Olympe.
C’est en franchissant, quelques instants plus tard, l’immense porte Hata creusée dans l’épaisseur des remparts qu’ils prennent conscience de la dimension de la ville. Vue de l’extérieur, Pékin s’annonce comme uneforteresse inexpugnable, surgie d’un Moyen Âge de géants invaincus. De l’autre côté, le spectacle de la rue atténue cette impression sauvage : des enfants jouent à se poursuivre, des marchands et des cuisiniers ambulants proposent fruits, légumes, eau fraîche ou bols de soupe. La rue longe les Légations et mène directement jusqu’aux murs rouges de la Cité interdite.
L’hôtel Evrard où ils descendent est situé au cœur du petit quartier des étrangers, entre les légations française et japonaise, dans la rue des Légations. En face, c’est la légation allemande et un peu plus loin, les Américains. Les Britanniques sont installés de l’autre côté du Petit Canal, qui conduit tout droit à la Cité interdite. En descendant devant l’hôtel, Olympe et Patrick découvrent avec surprise, barrant la rue juste à côté, une grosse barricade faite de charrettes renversées, de sacs de sable, d’armoires et de tables, de livres coincés dans les interstices et qui se prolonge au nord vers la légation anglaise, au sud vers la rue des Légations et plus loin vers les remparts. Tous les dix mètres, des fusiliers marins français surveillent les abords, prêts à tirer, et le pompon de leur béret ponctue de rouge vif cet inquiétant tableau d’un quartier cerné de
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