La reine du Yangzi
l’ait fait sans intelligence ?
— Non, mais les Chinois n’ont inventé aucune desgrandes techniques qui nous permettent de dominer le monde, l’électricité, la machine à vapeur, la science, la médecine, la chimie.
— Cela ne veut pas dire qu’ils ne sont pas capables de les mettre en pratique, répond Louis. Et ils apprennent vite, croyez-moi.
— Ils n’apprennent pas, monsieur Esparnac, ils se contentent de copier…
— Je vois que je ne vous convaincrai pas, dit Louis, exaspéré par cet Irlandais imbu de la supériorité de sa race. Mais cela ne change rien à ma décision. Arrangez-vous pour que les enfants se présentent demain matin à l’orphelinat Esparnac. Ma sœur trouvera bien le moyen de les placer à l’école.
*
Quand Louis rentre au Trianon, encore tout heureux d’avoir sauvé une vingtaine d’enfants, sa sœur et Marc sont en pleine dispute.
— Je ne vais pas rester à Shanghai à t’attendre, crie Laure. Je veux partir avec toi !
— Tu sais très bien que ce n’est pas possible, répond Marc. Ta mère ne voudra jamais.
— Qu’en sais-tu ? Elle est à Pékin et nous n’avons aucun moyen de la joindre. De toute façon, je n’ai pas besoin de son autorisation.
— Moi si, rétorque Marc.
— Tu as des projets de départ ? demande Louis en prenant son chat noir dans ses bras.
Depuis deux ans qu’ils sont officieusement fiancés, c’est la première fois qu’il voit Marc et Laure se disputer.
— Quelqu’un en a pour moi. Un grand imprésario américain m’invite à Los Angeles pour perfectionner monpiano pendant un an. Puis il m’organisera une tournée de concerts dans tous les États-Unis.
— Bravo. Oncle Joseph est d’accord pour te laisser partir de l’autre côté du Pacifique ?
— Oui. Il sait que c’est ma meilleure chance de devenir un pianiste professionnel. Mais Laure veut m’accompagner.
— Quand on est fiancés, on ne se quitte plus, affirme la jeune fille.
— Je ne t’ai pas encore offert de bague…
Louis observe sa sœur. Il la sent prête à toutes les folies. Cette histoire tombe très mal, avec leur mère bloquée à Pékin par les Boxers qui assiègent la ville, comme le North China Daily News le rapporte. Responsable de Laure, il essaie de se mettre à la place d’Olympe pour prendre la décision qu’elle aurait prise. En même temps, il sait à l’avance que Laure n’en fera qu’à sa tête et que, si elle décide de suivre Marc, il aura le plus grand mal à l’en empêcher.
— Tu ne peux pas partir, Laure, dit-il calmement. Tu n’as pas de passeport, tu n’es pas majeure et tu n’es pas mariée avec Marc.
— J’ai vingt ans et je n’ai pas besoin de ta permission ! Et d’ailleurs, nous n’avons qu’à nous marier, Marc et moi.
— Nous sommes déjà engagés l’un envers l’autre et il suffit d’attendre mon retour, répond Marc d’une voix sourde.
— Et que ferais-tu en Californie pendant que Marc travaille son piano ? insiste Louis.
Laure ne répond pas. Elle s’est comme figée soudain, le regard fixé sur Marc. Le silence est interminable.
— Tu ne veux pas te marier avec moi, c’est cela ? finit-elle par demander d’une voix blanche.
— Bien sûr que si, mais plus tard.
—Non, j’ai compris. Tu ne veux pas de moi…
— Mais si, voyons, que vas-tu imaginer ?
Pourquoi la réponse de Marc sonne-t-elle faux ? Pourquoi son regard fuit-il celui de Laure ? Louis perçoit un malaise entre son meilleur ami et sa sœur, que les exigences de Laure viennent brusquement de révéler. Il se demande si sa sœur n’a pas essayé d’entraîner Marc dans son lit et si celui-ci n’a pas refusé. Laure a-t-elle deviné alors que quelque chose d’indistinct, hors de son pouvoir, de sa féminité, de son amour, rend impossible leur mariage ? En cet instant, elle comprend que la proposition américaine vient à point nommé pour Marc, et qu’elle lui offre une porte de sortie inespérée pour annuler ce mariage auquel il avait cédé non par amour mais par convention et pour satisfaire l’histoire de deux familles unies par la fortune et qu’il fallait unir aussi par les liens du sang.
Louis connaît trop son ami le plus proche pour ne pas noter qu’il semble soulagé par ce qui n’est même pas un aveu mais une délivrance, comme la fin d’une corvée ou d’un mensonge devenu insupportable. Il ne doute pas que Marc aime sa sœur, mais d’amitié, pas comme la femme avec
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