La reine du Yangzi
je viens de tuer, pas un faisan royal », se dit-elle au moment où elle prend conscience de son geste. Mélange de répulsion et de sentiment de puissance. Un goût atroce dans la bouche mais aucun tremblement dans les mains. Au contraire une force nouvelle l’habite, une énergie venue de nulle part, une volonté de se battre, de ne pas se laisser faire, de vendre chèrement sa peau si elle doit mourir aujourd’hui. Un deuxième Chinois dans la ligne de mire, elle tire, il s’écroule.
Darcy lui jette un coup d’œil, surpris.
— Excellent tir, madame, commente-t-il sobrement.
C’est donc ça aussi la Chine ? se dit-elle. Cette tuerie, cette guerre, les destructions, les sauvageries, les combats, la lutte pour ne pas mourir ? La mort, elle la connaît, violente, obscène, barbare, mieux peut-être que tous ces soldats ou ces fanatiques de l’autre côté parce qu’elle l’a donnée jadis, elle, et de sang-froid et de si près qu’elle a pu voir la vie s’enfuir dans les yeux de sa victime. Elle a subi la terrible et diabolique initiation du tueur desang-froid, commune à ceux qui donnent la mort comme on offre une délivrance et n’en éprouvent ni honte ni remords. Elle n’est pas venue jusqu’à Pékin pour revivre cette affreuse expérience, elle est venue à Pékin pour voir battre le cœur du vieil empire, aborder ses rives les plus secrètes, ressentir plutôt que comprendre les racines de la fascination qu’il produit sur tant d’hommes à l’ouest et le pouvoir sans partage qu’il exerce sur tant d’autres à l’est. Aujourd’hui, tapie derrière ce dérisoire rempart, face à une marée de fanatiques qui veulent sa mort comme celle de tous ces étrangers qui ont osé violer leur capitale, elle comprend qu’elle n’aurait pas dû venir jusqu’ici pour voir son rêve. On n’approche pas impunément la vérité de trop près. Et Pékin est la vérité immémoriale de la Chine. Au lieu d’y trouver la raison de son amour pour ce pays qu’elle a fait sien, elle y rencontre sa face noire, sa cruauté froide, sa détestation sans nom pour tout ce qui n’est pas lui, son rejet total des autres. À commencer par ceux qui lui veulent du bien. En cet instant, ses mains crispées sur le fusil qu’elle ne peut plus lâcher, Olympe doute soudain de tout ce qui a fait sa vie jusqu’à présent. C’est comme un désamour brutal qui s’empare d’elle et elle songe que, si elle sort vivante de cette guerre, plus rien ne sera comme avant entre elle et ce pays. Parce que la Chine, sa Chine, celle de son âme et de son cœur, est morte en même temps que les deux Boxers qu’elle vient d’abattre. Et parce qu’elle est redevenue une meurtrière.
Elle ne s’est jamais sentie aussi froidement déterminée qu’en cet instant terrible où sa vie peut basculer dans le néant d’une seconde à l’autre, à cause d’une balle tirée par un Boxer mais envoyée, en réalité, par le hasard, le destin, ou un dieu vengeur. Comme si elle n’avait plus rien à perdre, elle qui pourtant a tout regagné, année après année, y compris un homme auquel elle tient plusqu’elle ne l’imaginait, elle recharge son arme soigneusement, fait jouer la culasse, se met à nouveau en position, vise et tire mais, cette fois, ne s’arrête plus. L’œil rivé sur le guidon du viseur, elle sait qu’elle fait mouche à tout coup et, quand elle n’a plus de cartouches, son regard enveloppé d’un nuage de fumée âcre, compte huit cadavres jonchant le sol à quelques mètres de la barricade. Maintenant, elle tremble de tous ses membres, non de peur mais d’excitation ou de rage rentrée, et ne trouve plus la force de s’accroupir à nouveau pour recharger son arme. Dans le brouillard qui l’entoure, elle entend le beuglement d’une trompe lugubre, des ordres hurlés de loin en chinois et, d’un coup, voit les rangs clairsemés des Boxers reculer, reculer encore puis faire demi-tour avant de disparaître.
— Que se passe-t-il ? demande-t-elle à Darcy.
— Je n’en sais rien, répond-il, stupéfait, comme elle, par cette volte-face au moment où ils s’apprêtaient à submerger la barricade.
Épuisés, ils contemplent la rue soudain silencieuse et le spectacle du carnage. Des centaines de corps jonchent le sol, certains blessés bougent encore. L’odeur de la poudre, celle du sang versé se mêlent à celle, écœurante, du bois calciné des incendies. Dans leurs rangs, quelques marins sont
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