La reine du Yangzi
par les Boxers manœuvrés en sous-main par l’impératrice et ses ministres les plus radicaux. Les colonnes du North China Daily News sont pleines de récits sur les atrocités commises depuis des années par les Boxers et le soutien dont ils jouissent à la cour impériale. Personne ne doute que, derrière ses discours rassurants, Cixi les utilise dans sa guerre contre les étrangers. Car, cette fois, il ne s’agit pas d’une énième révolte plus ou moins spontanées contre les Blancs, mais d’une vraie guerre.
— Si les Impériaux l’emportent, tous les étrangers installés dans l’Empire seront chassés, n’est-ce pas ? demande Laure, en grignotant un petit gâteau à l’anis.
— Je n’en sais rien, petite sœur. Ici, nous sommesrelativement à l’abri. Les Anglais ont envoyé deux mille hommes pour protéger la ville et un bataillon d’infanterie de marine français a débarqué. Six cents marins japonais devraient aussi arriver d’ici peu. Nous ne risquons rien mais, en attendant, maman et Patrick sont prisonniers là-bas depuis quarante jours. Et je me demande s’ils sont toujours vivants.
— Je t’interdis de penser le contraire ! proteste Laure en donnant une miette de son gâteau au chat de son frère.
Louis se remet à faire les cent pas dans ce qui fut le bureau de son père, puis celui de sa mère et désormais le sien. Il n’y a rien modifié, conservant la disposition des meubles, respectant l’emplacement des maquettes des bateaux de la Compagnie et celles de leurs shikumen. Depuis l’agrandissement de la concession française jusqu’au quartier chinois de Pasienjo à l’ouest, le 1 er mars dernier, il a conçu d’importants projets d’urbanisation dans ces soixante-quinze hectares supplémentaires. Ils sont d’autant plus réalisables que le conseil municipal a décidé d’agrandir l’usine électrique pour faire face aux besoins et que l’accès à l’eau courante s’est généralisé. Sur le bureau, lampes, crayons, stylographes sont toujours à la même place, comme la machine à écrire Remington sur laquelle sa mère tapait elle-même son courrier dans les années difficiles. Louis s’est contenté de fixer au mur un antique poème calligraphié au XVIII e siècle offert par Joseph Liu pour ses dix-huit ans.
Quand elle est partie pour son périple à travers la Chine, Olympe lui a officiellement confié l’entreprise et, depuis, Louis y passe ses journées. Joseph Liu a beau lui dire qu’il en fait trop, il veut tout voir, tout contrôler, tout décider. Il fait même venir sa sœur pour lui demander conseil mais aussi vérifier avec elle la bonne marche de l’orphelinatdont elle a la charge en attendant le retour de leur mère. À peine s’il s’accorde de temps à autre un moment de détente au Shanghai Club dont il est devenu membre à sa majorité, privilège exceptionnel pour un si jeune homme qui n’est même pas sujet de Sa Gracieuse Majesté. Mais le souvenir de Charles Esparnac est toujours aussi vif au sein de la communauté britannique, ce qui lui vaut ce traitement de faveur, même s’il n’ignore pas que le montant de sa fortune pèse également d’un poids certain dans cette reconnaissance. Les sollicitations pour entrer dans une des loges maçonniques ne manquent d’ailleurs pas non plus.
« Tu n’as toujours pas de petite amie ? » lui a demandé un jour Laure, étonnée de le voir travailler avec tant d’acharnement, lui qu’elle croyait plus enclin à goûter les plaisirs de la vie. Et, à Shanghai, ils ne manquent pas pour l’un des plus riches héritiers de la ville auquel les filles de banquiers anglais ou américains trouvent, de surcroît, un charme irrésistible, celui d’un Français parfaitement éduqué dont la blondeur, les yeux bleus comme la fortune ne dépareilleraient pas leur famille. « Pas vraiment, a-t-il répondu. Une vague liaison avec la fille du consul d’Italie mais rien de sérieux. » En vérité, Louis vit une aventure très ardente avec une femme plus âgée que lui mais qu’il doit tenir secrète car elle est l’épouse du directeur de la première banque américaine de Shanghai.
Ce soir-là, lorsque Joseph Liu pénètre dans la pièce, il les découvre prostrés dans les vieux fauteuils de cuir de part et d’autre du bureau encombré de papiers et de dossiers. Lui aussi, il a le visage amaigri et creusé des jours de troubles. Des ombres noires cernent ses yeux et les rides de
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