La reine du Yangzi
l’horizon.
— La conséquence est que la guerre se poursuivra, dit-il, et elle sera terrible.
— Pourquoi ?
— Parce que nos généraux ont compris désormais comment combattre les armées étrangères et qu’ils se sont équipés en conséquence. Et je crains que, cette fois, la guerre ne soit pas à votre avantage : la France, la Grande-Bretagne, les États-Unis sont à des milliers de kilomètres d’ici, leurs gouvernements ne pourront jamais envoyer suffisamment d’hommes et d’armements pour conquérir l’Empire. En revanche, nous aurons toujours l’avantage du nombre. Il est considérable, comme tu le sais.
— On dirait que cela te réjouit, Oncle Joseph…
— Non, répond le comprador, mais il faut savoir être réaliste au bon moment.
Louis laisse le silence s’installer.
— Justement, dans quel camp es-tu ? demande-t-il.
Laure qui déambulait tout autour du bureau en écoutant leur conversation s’arrête soudain. Elle sent que l’atmosphère s’est subitement alourdie, que quelque chose de grave, d’irrémédiable peut-être, est en train de se passerqui risque de faire basculer toute leur vie, aux uns et aux autres, dans l’inconnu. Jamais elle ne s’est posé la question de savoir où se situait Oncle Joseph et Tante Marie-Thérèse par rapport à eux, les Blancs. Pour elle, ils sont si proches, si familiers, si imprégnés du mode de vie européen, si chrétiens, qu’elle en oublie qu’ils sont des Hans de vieille souche. Et que si, un jour, ils avaient à choisir entre l’empire du Milieu et leurs amis français, ils choisiraient peut-être l’Empire. En posant brutalement la question, Louis montre que ce jour est arrivé. Elle jette un coup d’œil à Joseph pour surprendre sa réaction mais, comme d’habitude, il reste impassible. À peine si un muscle de sa joue a tressailli.
— Tu te trompes, Louis, répond-il d’une voix inhabituellement ferme. Ta famille a fait ma fortune, les Français m’ont éduqué et ont éduqué les miens. Je ne vous trahirai jamais, ni ta sœur et toi, ni la France. Et je crois avoir donné suffisamment de preuves de loyauté envers ton père, ta mère et vous deux pour que tu m’évites ces soupçons inacceptables ! J’aime mon pays, c’est vrai, pourtant je ne lui sacrifierai jamais ma famille ni mes amis français, que ce soit clair !
— Excuse-moi, Oncle Joseph, murmure Louis. Mes paroles ont dépassé ma pensée. Je suis à cran, en ce moment. Toutes ces responsabilités sur mes épaules, notre angoisse à Laure et à moi au sujet de maman, ces rumeurs de révolte qui courent la ville…
Joseph se lève lourdement de son fauteuil.
— Tu es pardonné, dit-il, mais surveille davantage tes paroles. Tu es souvent blessant sans t’en rendre compte. Une dernière chose : le fait que j’aime mon pays signifie que je veux le meilleur pour lui. Et d’abord la modernité que vous nous apportez, vous, les étrangers, depuis des années. Pas seulement la modernité technique, lamodernité politique aussi. Mais il faudra bien, à un moment ou à un autre, que nous, les Chinois, nous construisions notre avenir nous-mêmes, sans vous, et peut-être contre vous. Ce qui veut dire que nous devrons faire, nous aussi, la révolution.
— Et couper la tête de votre empereur ?
— Je ne crois pas que cela soit nécessaire pour instaurer une république comme vous l’avez fait à l’époque. Vos capétiens régnaient depuis huit siècles. Les Qing, l’actuelle dynastie, n’occupe le trône des Fils du Ciel que depuis deux siècles et demi et, de surcroît, ils ne sont pas hans, mais mandchous. On ne va pas les tuer pour si peu.
28.
Nuit brûlante, angoissante, peuplée de silences inquiétants. Olympe se remémore les mots de Charles qui lui parlait de ses nuits d’autrefois, dans les jardins du palais d’Été qu’il venait de piller avec ses hommes. Lui aussi avait éprouvé cette chaleur aussi étouffante qu’une malédiction divine, cette étrange paix nocturne succédant à la violence des combats du jour. Mais il était alors dans le camp des vainqueurs tandis que, quarante ans plus tard, et sauf miracle, elle appartient à celui des vaincus. Au-dessus d’elle, l’éclat des étoiles est voilé par les ondes de chaleur qui montent encore du sol. La journée a été brûlante et il faudra attendre deux ou trois heures du matin pour sentir un peu d’air frais. En levant la
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