La reine du Yangzi
son front, plus creusées que d’ordinaire, témoignent de son inquiétude.
— Je pensais bien que vous étiez là, dit-il.
Sa voix est lasse. Depuis quelques semaines, en fait depuis le début de la révolte des Boxers, il donne l’impression d’avoir vieilli plus vite qu’il ne faudrait.
— Oncle Joseph, tu dois bien savoir, toi, ce qui se passe à Pékin ? demande Louis.
Signe inhabituel de sa lassitude, le comprador se laisse tomber dans un fauteuil, lui qui d’ordinaire s’y tient droit, genoux serrés, nuque raide.
— Les choses vont très mal, répond-il. Je crains qu’il ne faille se préparer au pire, mes enfants.
— Que veux-tu dire ? questionne Laure.
— Qu’ils ne reviendront peut-être pas… J’ai reçu des informations sur ce qui se prépare là-bas.
— De qui ?
— De mes informateurs sur place…
— Toujours tes fameux réseaux, ironise Louis.
Une lueur de colère passe dans les yeux de Joseph.
— Hormis le fait qu’ils sont très utiles pour savoir ce qui se passe loin de chez nous, tu es bien heureux d’en disposer pour tes affaires, Louis. Alors, évite ce genre de commentaires. Ton père, lui, ne se le permettait jamais.
Gêné, Louis détourne le regard. Depuis qu’il est entré dans la Compagnie et surtout qu’il en a pris la tête, il ne sait plus comment se comporter avec Joseph Liu. Il le connaît depuis son enfance, il l’appelle Oncle, il a sauté sur ses genoux, et Joseph lui a même servi de substitut paternel après la mort de son père, mais il ne sait plus comment s’y prendre pour parler avec lui affaires ou quand il doit prendre des décisions. Sa position de patron et d’actionnaire majoritaire de vingt-cinq ans est en complète contradiction avec celle qu’il avait jusqu’à présent. Comment imposer ses décisions à un homme de soixante-cinq ans à qui il doit le respect et pour qui il éprouve une profonde affection. Curieusement, pourtant, il ne peut sedéprendre d’une certaine méfiance à son égard. Il a mis longtemps à comprendre qu’elle vient de l’aversion que lui inspirent les Chinois riches et leur complète indifférence à la misère révoltante de leurs compatriotes. Comme s’ils appartenaient à deux mondes distincts qui ne se rencontrent jamais. Or Joseph est l’un des Chinois les plus riches et les plus influents de Shanghai et Louis ne comprend pas pourquoi il vient si peu en aide à ses compatriotes, lui qui professe une foi chrétienne si exigeante.
— On m’a rapporté que le siège des Boxers et des troupes impériales s’était resserré sur le quartier des Légations. Le bruit a couru, un moment, que tous les étrangers avaient été massacrés. C’est faux. Mes hommes ont affirmé qu’ils étaient toujours vivants mais qu’ils n’avaient quasiment plus ni vivres ni munitions. Et que l’assaut final n’était plus qu’une question de jours.
— Rien sur les secours ?
— Je sais seulement qu’un messager a tenté de rejoindre l’armée de l’amiral Seymour qui a débarqué à la mi-juin, mais nul ne sait s’il y est parvenu. Vous devez être courageux, mes enfants, car il est à peu près certain qu’Olympe ne reviendra pas et que la Compagnie du Yangzi sera rapidement de votre seule responsabilité.
Laure se lève brusquement. Son visage est ravagé par la douleur.
— Je n’en ai rien à faire de la Compagnie du Yangzi ! explose-t-elle. La seule chose qui compte, c’est maman. Et moi je suis sûre qu’elle est toujours vivante. Quelque chose me dit qu’elle reviendra, que nous la reverrons. Je refuse que l’on parle de la Compagnie comme si elle n’était déjà plus là, Oncle Joseph !
Plus pragmatique depuis qu’il est à la tête de l’empire Esparnac, Louis prend la défense de leur associé.
—Joseph voulait dire qu’en cas de malheur il faudrait prendre rapidement des dispositions, c’est tout.
— Je ne veux pas en entendre parler !
— D’accord, mais on est bien obligés de se demander ce que l’on fera si, effectivement, les Impériaux chassent les étrangers de Pékin, poursuit Louis. Cela signifiera sans doute que Cixi fera tout pour les expulser de Canton, de Tianjin et de Shanghai, nous y compris. Avec les conséquences que je te laisse imaginer.
Tandis que Laure va à l’autre bout de la pièce et caresse d’une main mélancolique les maquettes de vieilles jonques de son père, Joseph observe Louis dans la lumière chaude du soleil déjà bas sur
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