La reine du Yangzi
morts, d’autres sont blessés et gémissent à terre ou se relèvent maladroitement pour rejoindre l’hôpital qui a été installé dans la bâtisse la mieux protégée des légations.
— Merci, madame, dit Darcy. Vous avez été incroyablement courageuse. J’ignore qui vous a appris à tirer mais vous feriez un excellent officier instructeur ! Il serait temps d’aller vous mettre à l’abri, car les Boxers peuvent revenir d’un moment à l’autre.
Hébétée, Olympe le regarde sans comprendre, contemple avec une sorte de stupeur le fusil auquel elle s’agrippe encore et reprend lentement possession d’elle-même.
—Vous avez raison, capitaine, répond-elle. Mais, auparavant, je vais essayer de retrouver mon homme. S’il est encore vivant, naturellement.
*
— Patrick s’est révélé un splendide soldat, madame Esparnac, assure le commandant américain. Au moment de l’attaque, nos marines lui ont donné une arme et il en a fait un excellent usage. Vous pouvez être rassurée avec un pareil tireur à vos côtés. Cela peut être utile dans ce damné pays !
Patrick, couvert de poussière, le visage maculé de traces noires, la joue cisaillée d’un grand trait de sang séché, éclate de rire. Il ne lâche plus Olympe qui a couru jusqu’à la légation américaine et s’est précipitée dans ses bras quand elle l’a retrouvé, accroupi derrière un muret, tirant une dernière cartouche sur les Boxers qui, là aussi, décampaient sans raison.
— Et toi, ma chérie, tu n’as pas eu trop peur pendant cette attaque ? questionne-t-il. Tu as réussi à te mettre à l’abri à temps ?
Olympe le regarde avec amour. Elle le trouve encore plus beau et séduisant que d’ordinaire malgré l’odeur épouvantable qu’il dégage, mélange de sueur, de poudre, de sang.
— Là où j’étais, je ne risquais rien et j’ai attendu patiemment que les Chinois se lassent, ment-elle.
À quoi bon lui dire qu’elle en abattu une dizaine à elle seule ?
27.
— Toujours aucune nouvelle de Pékin ? questionne Louis pour la énième fois de la journée.
— Tu sais très bien que la ville est coupée de l’extérieur, répond Laure. Le télégraphe et le téléphone ne fonctionnent plus depuis un mois. Il n’y a donc aucune chance pour qu’on apprenne quoi que ce soit. Les journaux anglais affirment seulement qu’une colonne de secours est en marche mais quand je suis passée au consulat pour savoir s’ils avaient du neuf, ils m’ont dit qu’ils n’en savaient rien.
Elle revient de chez Shao Wansheng, sur Nankin Road, où elle a acheté toute une variété de petits bouchées de volaille et de poisson au riz, préparées par M. Shao lui-même à la façon de Ningpo dont il est originaire. Depuis cinquante ans, son épicerie est la plus célèbre de la ville et Laure ne résiste pas au plaisir d’y faire de temps en temps quelques provisions pour elle et son frère, qu’elle a rejoint dans son bureau de la Compagnie du Yangzi malgré la chaleur étouffante de ce premier jour d’août et l’humidité poisseuse qui imprègne tous ses vêtements. Tous les ans, c’est la même chose. L’été caniculaire et moite l’empêche presque de respirer et elle retrouve seulement un peu d’air quand elle rejoint la petite maison decampagne qu’Olympe et Patrick ont fait construire à une trentaine de kilomètres au sud de Shanghai. L’éventail qu’elle agite frénétiquement la rafraîchit à peine et, comme toute la ville, elle attend avec impatience l’averse du soir qui va rendre l’atmosphère plus respirable pendant quelques instants. Ses longs cheveux noirs ramenés en chignon découvrent sa nuque et son frère s’étonne une fois de plus de la longueur de son cou.
— Je ne comprends vraiment pas pourquoi ils sont allés se fourrer dans ce guêpier, dit-il. Ils devaient pourtant se douter que se rendre en ce moment à Pékin était risqué.
— Tu connais maman. Elle voulait à tout prix visiter la ville et n’a pas dû vouloir en démordre.
Laure a beau feindre un certain détachement, elle est aussi inquiète que Louis. Les dernières nouvelles qu’ils ont reçues d’Olympe datent de la veille de leur arrivée à Pékin, le 20 juin. Depuis, plus rien. Comme tout le monde, ils ont appris par les journaux ce qui se passait : l’assassinat des ambassadeurs japonais et allemand, puis le siège du quartier des Légations
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