La reine du Yangzi
leur cible à la frontière sud de la ville chinoise, près de la gare.
— Délivrance ! hurle Patrick O’ Neill, alors qu’une grande clameur de joie court les remparts. Les secours arrivent !
Le cœur battant, Olympe contemple la nuit qui se déchire de lueurs rouges et sourit sans trop y croire.
*
Après l’interminable voyage en train qui les a ramenés vers Shanghai, Olympe a voulu rentrer dans sa ville par le Yangzi et le Huangpu. Plus qu’une nostalgie de jeunesse, elle a souhaité revivre, à trente ans d’écart, les émotions qu’elle avait ressenties lors de sa première arrivée sur le quai de France quand elle n’avait que dix-huit ans. Pour l’aider à renaître à sa ville, mais surtout se rassurer. Le cauchemar qu’elle a vécu pendant près de deux mois à Pékin et dont elle porte les stigmates sur son visage amaigri ne s’effacera pas avant longtemps. Elle a constaté à ses dépens que l’autre Chine, la Chine impériale, celle de Pékin, était loin d’être celle qu’elle espérait ou qu’elle idéalisait. Elle la savait violente, cruelle, médiévale encore, mais raffinée, civilisée, ingénieuse, respectable. Au lieu de quoi, elle a découvert un empire à l’agonie, ténébreux, encore prisonnier de son passé et de ses rites, ennemi de tout progrès, de toute modernité, fanatisé jusqu’à la sauvagerie et prêt à toutes les horreurs pour faire croire à sa prétendue supériorité.
— Je crois que plus rien ne sera comme avant entre ce pays et moi, a-t-elle expliqué à Patrick en regardant la lente métamorphose des paysages du Shandong à traversla fenêtre de leur compartiment. C’est la première fois que la Chine me fait peur. Je ne la reconnais pas, et je crains que ce sentiment ne l’emporte désormais sur tous les autres.
Elle savait qu’elle ne retrouverait sa sérénité qu’à Shanghai, qu’elle voulait redécouvrir comme autrefois, depuis le fleuve. Les immeubles du Bund, les concessions, les dizaines de navires amarrés le long des quais, le trafic incessant, les pavillons flottant au sommet des mâts, la silhouette familière du consulat de France, elle est là la Chine, sa Chine, celle qu’elle aime avec ses odeurs de mer, de vase, de fumées industrielles et de fleurs, celle dont elle ne veut plus bouger.
Et là, sur le vapeur pris à Nankin qui les a descendus par l’immense Yangzi jusqu’à l’embouchure du Huangpu, elle sent son âme s’apaiser enfin quand elle distingue sur les rives les premiers entrepôts de la concession américaine qui ont remplacé les vieux entrepôts flottants, puis le consulat russe et le pont sur Suzhou Creek, là où le fleuve dessine sa courbe familière. Un sourire effleure ses lèvres quand le bateau longe le jardin du consulat anglais puis remonte lentement le long du Bund.
Il s’est beaucoup embelli depuis son arrivée en 1870. Les grands hôtels sont de plus en plus luxueux, le nouveau siège de la Hong Kong and Shanghai Banking Corporation est encore plus imposant avec sa coupole et ses colonnades, et celui de la Yokohama Bank illustre la puissance nouvelle des Japonais installés à Shanghai. Ils sont nombreux et par solidarité asiatique, en dépit de leur défaite contre l’empire du Soleil-Levant, les Chinois préfèrent de plus en plus traiter avec eux plutôt qu’avec les sociétés occidentales. Et puis son bon vieux Shanghai Club, vénérable témoin de ses débuts dans la ville, de sa réussite et qui, lui aussi, s’est métamorphosé en un grand bâtimentnéoclassique avec sa lourde colonnade à chapiteaux ioniques, ses hautes fenêtres et ses clochetons au sommet de chaque aile. Elle a hâte soudain d’y retourner, d’y retrouver ses vieux amis anglais, de se sentir à nouveau à la frontière de deux mondes, française de naissance devenue chinoise de cœur. D’être cette main tendue entre les deux, ce truchement vivant d’où pourrait naître une société moins brutale, moins injuste, moins vorace.
Oui, Shanghai est vraiment la Chine, celle de la modernité, de l’avenir et de la foule chinoise – plus de cent mille Chinois vivent dans la concession française et près de quatre cent mille dans l’international settlement. Les Français, qui sont à peine deux cents, et les Anglais, près de trois mille, ne peuvent d’ailleurs rien faire sans eux. Elle l’a bien vu lors de la grève des pousseurs de brouettes et rit encore au souvenir de son fils Louis les
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