La reine du Yangzi
exhortant à se montrer inflexibles sur leurs revendications, au grand scandale des « coloniaux », comme il disait avec mépris.
29.
Le Français qui a accepté de rencontrer Chang à Canton n’a rien d’aimable. Il a refusé de le recevoir au consulat et lui a donné rendez-vous en dehors de la ville, après la Porte de l’Ouest, dans le sanctuaire principal du temple des ancêtres de la famille Chen. Quand il y pénètre, Chang est frappé par la quantité de sculptures en terre cuite vernissée et peinte qui décorent les toits de tuiles grises : personnages familiaux, dragons furieux, animaux légendaires par dizaines, tout un peuple coloré et saisi sur le vif l’accueille comme s’il faisait, lui aussi, partie de cette immense famille dont les rameaux s’étendent dans toute la province du Guangdong et venait honorer ses ancêtres dans ce sanctuaire.
Chang erre quelques instants dans les allées à la recherche d’un Européen et désespère d’en trouver un quand une voix dans son dos lui murmure en français :
— C’est moi. Suivez-moi à dix pas.
Au même instant, un homme le dépasse, vêtu d’une robe de missionnaire, un large chapeau sur la tête pour se protéger du soleil, un missel à la main. Habitué aux rendez-vous discrets et formé par Oncle Liu aux conciliabules secrets, Chang suit l’inconnu. Ils marchent longtemps ainsi, l’un derrière l’autre, d’un pas tranquille,tournant à droite, puis à gauche dans les nombreuses allées du sanctuaire et Chang se demande s’il ne s’est pas trompé en suivant cet homme quand celui-ci, parvenu dans un kiosque isolé au creux d’une rocaille, s’arrête enfin et lui fait signe de le rejoindre.
— Vous êtes prêtre ? questionne aussitôt Chang qui ne s’attendait pas à ce que le responsable des affaires spéciales du consulat de France à Canton soit un religieux.
— Simple déguisement, jeune homme, répond le Français. Vous auriez dû en faire autant. Je vous préviens, si nous sommes amenés à nous revoir, ce que je ne sais pas encore, vous devrez changer d’apparence avant. Faites comme vous voulez mais je ne veux plus vous voir habillé en Occidental.
S’il n’avait acquis une certaine habitude des étrangers, Chang aurait été tétanisé par cet accueil peu engageant, voire fait pour le décourager. Mais depuis qu’il milite pour Sun Yat-sen sous les ordres de Liu Pu-zhai, il a pris de l’assurance et ne se laisse plus impressionner par grand monde. Le Français a des yeux bleu-gris qui l’observent fixement sans ciller. Il est petit, râblé et son visage encore jeune ressemble curieusement à celui d’un paysan du Yunnan où Chang vient de passer plusieurs semaines. À ses gestes brusques, il devine que l’envoyé de la France est un militaire, un de ces durs à cuire des troupes coloniales auxquelles appartenait son père. Ce qui n’aurait rien d’étonnant puisqu’ils ont pris le contrôle du Tonkin voisin, devenu colonie française depuis une dizaine d’années.
— Bon, alors, que voulez-vous ? demande le Français. Et qui êtes-vous exactement ? Vous avez l’air à moitié blanc.
— Je le suis. Mon père était français, ce qui explique que l’on m’ait choisi pour vous rencontrer. Je m’appelle Zhu Chang et je suis l’émissaire du docteur Sun Yat-sen auprès des autorités françaises. Il a déjà rencontréofficiellement l’ambassadeur de France à Tokyo, M. Jules Harmand, mais a souhaité préciser sa position et sa demande directement auprès du gouvernement français du Tonkin. Pouvez-vous me confirmer que vous êtes bien son représentant officiel, monsieur… ?
— Je le confirme. Vous n’aurez qu’à m’appeler Blois, même si je ne suis pas toujours déguisé en curé, et, si nous sommes appelés à nous revoir ou à correspondre, vous vous appellerez Pivoine. Maintenant, dites-moi ce que le docteur Sun attend de la France ?
— Au préalable, je dois vous expliquer ce qu’il compte faire de la Chine pour que vous saisissiez bien le sens de notre démarche. Il veut libérer notre pays du joug des Mandchous et établir une république parlementaire comme en France, en commençant par le sud de la Chine, le Guangxi et le Yunnan qui sont proches du Tonkin.
— Ça a son importance ? demande Blois.
— Oui. Votre chemin de fer pourrait facilement acheminer les armes dont nous avons besoin jusqu’à Nanning.
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