La reine du Yangzi
Vous voulez des armes ?
— On ne fait pas la révolution à mains nues, sauf si c’est pour amuser la galerie. Et nous ne sommes pas des amuseurs publics, monsieur Blois, riposte Chang d’une voix glaciale.
— Ne vous vexez pas. Je ne fais que me renseigner, c’est tout. Quel genre d’armes ?
— Des fusils. Notre dernière tentative d’insurrection générale a encore échoué, en août dernier, à l’ouest de Canton, par manque d’armes. La moitié de nos hommes seulement était équipée et encore chacun n’avait-il que trente cartouches.
— Je sais. Vous auriez dû renoncer. On ne part pas faire le coup de feu quand on n’en a pas les moyens, mon vieux. Et quoi comme fusils ?
—Des Lebel, répond Chang.
— Mazette ! On veut le meilleur, hein ? Et le plus cher !
— Nous avons de quoi payer, ce n’est pas une question d’argent. Mais, à travers cette livraison, c’est aussi le soutien de la République française que nous recherchons. Si nous réussissons, nous aurons besoin d’elle pour nous aider à établir notre gouvernement, à rédiger notre constitution. En échange, elle pourra compter sur nous pour défendre ses intérêts, faciliter l’implantation de ses entreprises et lui offrir de nouveaux marchés pour ses produits, d’abord dans le sud de la Chine et plus tard dans tout le pays. Cela vous offrirait un avantage majeur par rapport à vos concurrents anglais, vous ne croyez pas ?
Plus il discute, plus Chang se laisse prendre par le rôle qu’Oncle Liu lui a demandé de jouer. Il y met toute la passion dont il est capable pour convaincre son interlocuteur de l’intérêt de son offre. Le souvenir de son père s’impose soudain à lui. Charles Esparnac, Liu le lui a raconté, avait jadis fait du trafic d’armes pour les taiping. Il les fournissait en fusils modernes. Et c’est lui, Chang, qui se trouve aujourd’hui dans la position de demandeur, comme le général des taiping de l’époque. Parallèle de l’histoire, parallèle des destinées ou condamnation, génération après génération, à faire le même commerce de mort, nécessaire mais détestable ?
— Je ne suis pas habilité à discuter des modalités du soutien politique que la France pourrait apporter à une prise de pouvoir du docteur Sun Yat-sen mais seulement de l’aide matérielle qu’elle pourrait lui fournir et de ses conditions, répond Blois en regardant Chang sans aucune aménité. Mon rôle se borne à connaître vos intentions et vos souhaits en matière d’armement et à rendre compte à mes supérieurs. Donc vous voulez des Lebel…
—Qui pourraient facilement passer votre frontière du Tonkin…
— Quelle quantité ?
— Mille. Et deux cent mille cartouches. Dans un premier temps.
— C’est beaucoup. Qui paie ?
— Moi. La moitié à la commande, le solde à la livraison.
— D’accord, mais qui est derrière vous ? Je présume que la fortune du docteur Sun ne suffit pas.
— Il a beaucoup de soutiens, celui de nombreuses sociétés et d’hommes d’affaires de Canton, mais aussi de Hong Kong et de Shanghai, qui veulent que la Chine se modernise.
— Mais également le soutien des Anglais et de certaines sociétés secrètes, si je suis bien informé.
— Vous l’êtes.
— Pourquoi donc n’allez-vous pas demander ces armes aux Anglais ?
Chang rit doucement avant de répondre.
— Nous avons un idéal, monsieur Blois, dit-il. Comment pouvez-vous supposer que les républicains que nous sommes s’abaisseraient à demander des armes à des Britanniques qui vivent encore sous un régime monarchique ? En outre, comme je suis à moitié français, j’ai convaincu le docteur Sun de faire appel à votre pays pour nous aider à fonder, nous aussi, une vraie république.
C’est au tour de Blois de rire.
— Je ne sais pas si je dois vous croire, monsieur Pivoine. Mais je vais faire comme si. C’est la base de notre métier, non ? Feindre de prendre pour argent comptant ce qu’on vous raconte mais ne pas en croire un mot et agir en conséquence. Bien, je vais transmettre votre demande à mes supérieurs à Hanoi. Maintenant, nous allons nous séparer.Vous partez le premier par la gauche. Réponse dans trois mois, jour pour jour, même heure…
— Même endroit ?
— Non, à Shanghai, au pied du sémaphore.
*
— Je trouve que c’est un peu audacieux, interroge Olympe.
Devant le miroir de sa chambre, Laure esquisse quelques pas de danse pour
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