La reine du Yangzi
Comment ?
— Tu es une femme. Et pas n’importe laquelle.
Elle rit et l’embrasse fougueusement.
— Je te vois venir. Tu veux que je fasse du charme à des hommes pour leur faire dire ce que tu veux apprendre, c’est cela ? demande-t-elle.
— Exactement. Je m’intéresse aux Chinois qui veulentchanger leur pays. À Shanghai, ils s’organisent, complotent, mobilisent des étudiants, des ouvriers. C’est très important pour nous d’apprendre ce qu’ils essaient de faire, quels sont leurs plans, dans quel but et pour quelles dates. Je dois savoir aussi ce qui se trame derrière les façades des grandes firmes du Bund, à l’abri des murs des yamen du Taotai et des riches Chinois, je veux savoir ce qu’ils trafiquent, quelles alliances se nouent, quelles sont leurs craintes, leurs espoirs. Je veux savoir ce qu’il y a dans leur courrier, qui couche avec qui et qui paie quoi.
Laure en reste muette. Elle était loin d’imaginer les choses sous cet angle ni le sérieux de la tâche.
— Jamais je ne pourrai faire tout cela, dit-elle.
— Ce n’est pas ce que je te demande. Mais tu es la seule femme capable d’écouter ce qui se dit dans les soirées mondaines de Shanghai, de rencontrer facilement tous ceux qui comptent dans cette ville et de susciter les confidences qui m’intéressent. Rien de très compliqué. C’est même plutôt amusant, tu verras.
Elle sourit. Effectivement, cela promet d’être assez excitant, un peu plus, en tout cas, que de s’occuper des bonnes œuvres de sa mère.
— Et puis, peut-être qu’un jour, je te demanderai de séduire un homme pour savoir ce qu’il manigance. Tu serais d’accord ?
Laure pâlit.
— Tu veux dire qu’il faudrait que je couche avec lui ?
— S’il le faut, pourquoi pas ? confirme Yoshida.
— Tu te rends compte de ce que tu me demandes ? s’indigne-t-elle.
Elle s’est écartée mais Yoshida la reprend fermement.
— Tu le feras pour moi, parce que je t’aime et que ce sera la meilleure façon de me prouver que toi aussi, tu m’aimes, dit-il d’une voix où elle perçoit une violence,une autorité qu’elle ne soupçonnait pas et qui lui fait un peu peur. Ce sera notre grand secret.
— Le secret que nous nous aimons ou que je travaille pour toi ?
— Les deux.
— Tu veux dire que nous n’aurons pas le droit de nous montrer ensemble en public ? Si c’est le cas, je refuse tout de suite, ne compte pas sur moi.
Yoshida se rend compte qu’il a été trop vite et qu’il a manqué de psychologie en croyant que Laure, si amoureuse soit-elle, accepterait que leur liaison reste clandestine. Il aurait dû comprendre qu’elle a envie d’être vue avec lui et qu’il doit jouer son jeu à elle, celui d’une jeune femme aventureuse qui veut provoquer famille et amis en s’affichant avec un homme qui n’appartient pas à leur monde et qui ne dispose d’aucune fortune. Il aurait dû deviner que, dans la façon de voir de la jeune Française, c’était lui la prise et non elle.
— D’accord, concède-t-il. Nous nous rendrons ensemble dans les soirées où nous serons invités, mais pas trop d’effusions en public, d’accord ?
— Pour qui me prends-tu ? s’offusque Laure. Je sais me tenir !
Le rire léger avec lequel elle ponctue sa remarque convainc Yoshida qu’il a gagné la partie. Il est loin de se douter que Laure s’amuse déjà beaucoup à l’idée de se rendre à une soirée au bras d’un homme et d’en repartir avec un autre.
31.
Liu Pu-zhai a beaucoup ri quand Zhu Chang lui a indiqué que le Français l’avait baptisé « Pivoine ». « C’est une jolie fleur, surtout en médecine où elle est utilisée pour consolider le yin, a-t-il commenté. J’y vois un signe favorable : sans le savoir, M. Blois va nous donner les forces dont nous avons besoin. »
Au jour et à l’heure convenus, se dirigeant le plus tranquillement possible vers le sémaphore qui se dresse comme un phare à l’extrémité nord du Bund, Chang espère que Maître Liu ne s’illusionne pas et que le Français aura des nouvelles pour les fusils qu’ils veulent acheter à la France. Comme Blois l’a exigé, il a troqué son costume d’étudiant occidentalisé pour la vareuse et le pantalon de coton d’un employé aux écritures d’une maison de commerce et s’est coiffé d’un bonnet rond. Il n’y a pas grand monde à cette heure de la matinée sur les quais du
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