La reine du Yangzi

ardent, mystérieux, attentif et son français mélodieux la ravit. Sur le chemin, il s’est mis à lui parler en chinois, elle lui a répondu du tac au tac, en s’amusant de leurs différences de prononciation et des quiproquos qui en découlaient. « Le mandarin est quasiment ma seconde langue maternelle », lui a-t-elle expliqué quand il s’est étonné de l’entendre parler beaucoup mieux que lui.
    — À part abuser d’une Française innocente, que fait un capitaine de vaisseau japonais à Shanghai ? demande-t-elle faussement ingénue. Les Chinois ne vous aiment pas beaucoup depuis leur défaite, non ?
    — Moins que tu ne le crois car ils ont le sens des réalités. Tout est business ici et ils ont besoin de nous depuis qu’ils ont compris que les Blancs n’étaient là que pour s’enrichir sur leur dos.
    — Ce que vous ne faites pas, naturellement, ironise-t-elle.
    — Pas autant que vous, en tout cas.
    — Qu’est-ce qui vous intéresse, alors ?
    — Le pays lui-même. Il est au bout du rouleau mais il est riche, très riche. Et l’empire du Milieu peut l’aider à se moderniser comme il l’a fait lui-même quand l’empereur Mutsuhito a ouvert l’ère Meiji. Nous sommes bien plus proches des Chinois que vous les Occidentaux et nous pouvons leur apporter beaucoup. Ils préfèrent d’ailleurs de plus en plus faire des affaires avec nous.
    Laure se rappelle alors des mots de Patrick O’Neill quand, cinq ans plus tôt, les Japonais ont chassé les Chinois de la Corée et en ont fait un protectorat nippon : « C’est un premier pas vers la Chine, a-t-il dit. Bientôt, ils en feront d’autres. »
    —En fait, vous voulez les coloniser, finit-elle par dire.
    Yoshida se redresse et la regarde, stupéfait. « Comment as-tu deviné ? » manque-t-il de demander. Laure n’est pas seulement alerte, vive, intelligente et prête à toutes les bêtises, elle est encore plus intelligente qu’il ne l’avait imaginé.
    — Absolument pas ! se défend-il avec un rire un peu forcé. Nous voulons seulement leur faire profiter de notre expérience, leur permettre de gagner du temps.
    — Tu n’as pas répondu à ma question, insiste Laure. Que fais-tu à Shanghai ?
    Yoshida la prend dans ses bras avant de reprendre la parole.
    — Je représente l’Amirauté nippone auprès des douanes chinoises et du Taotai pour tous les problèmes du commerce maritime, répond-il.
    — C’est tout ? questionne-t-elle, déçue. Pas très intéressant, comme travail.
    Il la serre plus fort contre lui.
    — Je fais aussi autre chose, mais c’est un secret.
    Laure se redresse sur un coude, intriguée.
    — Si tu m’aimes, tu ne dois avoir aucun secret pour moi.
    — Non, je n’ai pas le droit d’en parler.
    Elle se love contre lui, irrésistible.
    — À moi tu peux bien le dire… Sinon, je m’en vais.
    Yoshida fait mine d’hésiter encore puis, bouche contre bouche, murmure :
    — Je travaille pour la Shinaka , la section chinoise du Kanseikyoku , le service de renseignement de l’état-major impérial…
    — Ah ? Et cela consiste en quoi ?
    — À chercher ce qui ne se voit pas… À trouver desinformations que les autres veulent cacher. À savoir les choses avant tout le monde.
    — Tu es un espion ? l’interrompt-elle en riant nerveusement. Comme c’est excitant ! Et personne n’en sait rien à part moi ?
    — Personne. Et tu ne dois jamais rien en dire, c’est entendu ? ordonne-il d’une voix brusquement autoritaire.
    — Jamais, c’est promis. Tu peux m’expliquer comment tu fais pour…
    — Non. Ça c’est vraiment un secret.
    — Tu n’es pas drôle. Moi qui rêvais de faire enfin quelque chose d’intéressant.
    — Tu accepterais de travailler pour moi ?
    Elle le renverse et l’immobilise sous elle.
    — C’est ce que tu veux ? Vraiment ? questionne-t-elle.
    — J’ai peut-être besoin de quelqu’un comme toi, répond-il gravement.
    Laure lâche prise. Yoshida a l’air si sérieux d’un coup qu’elle a un mouvement de recul. Son cœur bat, elle a le sentiment de vivre quelque chose de radicalement nouveau, d’entrer dans un monde mystérieux, interdit. Elle sent l’aile du danger la frôler, comme un avertissement léger. Mais que pourrait-il lui arriver ?
    — En quoi pourrais-je bien t’être utile ? Je ne sais pas faire grand-chose…
    — Au contraire, tu peux m’aider beaucoup. Pour obtenir certaines informations, tu ferais bien mieux que moi.
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