La reine du Yangzi
tous ses proches pour mettre fin à ce qui aurait pu sauver l’Empire. Maintenant, il est trop tard.
— Il n’est jamais trop tard, Oncle Joseph. Il faut persévérer, s’obstiner à faire progresser la société en commençant par le bas comme je le fais, et non par le haut. Tu as parlé l’année dernière de révolution. Eh bien, peut-être faudra-t-il y venir…
Ce jour-là, malgré son flegme, Joseph a eu du mal à contenir son émotion. Il avait l’impression de retrouver en Louis les mêmes audaces que Charles, ses emballements soudains, cette sorte de révolte permanente devant ce qu’il estimait insupportable ou injuste. Il aurait voulu le dire à Louis, lui avouer qu’il était fier de lui, qu’il étaitle digne fils de son père et que la Chine avait besoin d’hommes comme lui mais, s’il le faisait, Louis y verrait aussitôt un encouragement à s’engager dans un combat révolutionnaire parfaitement incompatible avec ses responsabilités de patron. Il ne pouvait pas davantage lui avouer qu’il y travaillait, lui, à la révolution, de façon si secrète qu’il lui était impossible de partager cette action avec quiconque sauf avec l’autre fils de Charles, Zhu Chang.
— Oui, peut-être faudra-t-il y venir…, finit-il par dire avec un sourire énigmatique.
*
— Je t’aime, Ichirô ! s’exclame Laure.
— Chut, pas si fort, proteste le Japonais à mi-voix. Tout le monde va nous entendre.
— Tant mieux ! Je veux qu’ils sachent tous que je t’aime, que je ne suis plus vierge et que j’ai envie de recommencer !
Dans le petit appartement dépouillé de Yoshida, Laure ressemble à une princesse de l’ Iliade égarée dans le Dit du Genji . Échevelée, elle a bondi sur le futon posé sur les tatamis du washitsu de son appartement de Zhabei, la partie la plus au nord de la ville appelée aussi le Petit Tokyo, pour clamer son bonheur. Quand elle y a pénétré, une heure plus tôt, elle a adoré cette sobriété, cette odeur de paille verte et de bois ancien qui se dégage des deux pièces. Yoshida a installé son logement à la japonaise : une pièce avec un tokonoma et un kotatsu , une autre, plus petite et nue, séparée de la première par un shoji , mince cloison coulissante en bois garnie de papier, où il a tiré le futon d’un étroit placard avant de le dérouler sur les tatamis. C’était leur troisième rendez-vous.
La semaine précédente, pendant la soirée de la Yokohama Bank, ils sont restés à discuter ensemble jusqu’à minuit, Laure décourageant d’un sourire faussement navré tous ceux qui se risquaient à l’inviter à danser. Yoshida l’a conviée quelques jours plus tard à déjeuner dans un restaurant japonais où il l’a régalée de poissons crus et de tempura avant de la raccompagner, le plus lentement possible, en passant par le Bund jusqu’à la rue Discry. Tout au long de cette promenade, Laure n’a eu qu’une envie : lui donner le bras, s’arrêter pour l’embrasser sous un arbre, face au Huangpu, et lui dire qu’elle était tombée amoureuse de lui. Mais quelque chose l’a retenue et elle s’est souvenue des mises en garde de sa mère lors de son premier flirt : « Cela ne se fait pas de se jeter à la tête des hommes. Tu dois les laisser faire le premier pas, au moins pour leur donner l’impression qu’ils sont les maîtres du jeu. Sinon, tu passeras pour une aventurière et tous leurs effets seront coupés. » Elle est donc restée la jeune Française sage et réservée que Yoshida semblait apprécier, sans rien montrer de la fille intrépide et éloignée des convenances qu’elle est en réalité. Ne pas effrayer l’animal que l’on veut apprivoiser, aurait conseillé son père.
Pour leur troisième rencontre, il lui a donné rendez-vous dans le jardin public face au consulat britannique. Il faisait chaud, l’air avait des senteurs de figue sèche et, après quelques propos anodins, il a invité Laure à boire une tasse de thé chez lui. Elle a accepté sans dissimuler son enthousiasme et s’est laissé séduire sans opposer la moindre résistance.
— Moi aussi, je t’aime, dit Yoshida. Tu es la femme que j’attendais.
Laure lui sourit et l’étreint avec passion. Enfin, elle a un homme qui l’aime. Il est plus petit qu’elle mais elles’en moque, elle adore ses mains fines et soignées, ses yeux aussi sombres que les siens et ses cheveux raides qui le font ressembler à un hérisson. Il est
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