La Reine étranglée
telle
porte, et de toujours entendu, ne pouvait l’émouvoir ou l’attendrir ; son
regard ne rencontrait rien qui lui permît de se dire : « Ma mère
devant cette cheminée me prenait sur ses genoux… de cette fenêtre, j’ai aperçu
le printemps pour la première fois… » Les fenêtres avaient d’autres
proportions, les cheminées étaient neuves.
Souverain économe, presque avare en
ce qui concernait sa dépense personnelle, Philippe le Bel ne connaissait pas de
mesure quand il s’agissait de magnifier l’idée royale. Il avait voulu que le
Palais fût imposant, écrasant, d’intérieur comme d’extérieur, et fît équilibre
en quelque sorte, au cœur de la capitale, à Notre-Dame. Là-bas, la gloire de
Dieu ; ici, celle du roi.
Pour Louis, c’était la demeure du
père, un père silencieux, distant, terrible. De toutes les pièces, la seule
familière lui paraissait la chambre du Conseil, où tant de fois, à peine
osait-il un avis, il avait entendu : « Taisez-vous,
Louis ! »
Il avançait de salle en salle. Des
valets, feutrant leurs pas, glissaient le long des murs ; des secrétaires
s’effaçaient dans les escaliers ; tout le monde observait encore un
silence de veillée mortuaire.
Ce fut dans la pièce où Philippe le
Bel se tenait d’ordinaire pour travailler que Louis finalement s’arrêta. Elle
était de dimensions modestes, mais avec une énorme cheminée où brûlait un feu à
faire rôtir un bœuf. Pour qu’on pût profiter de la chaleur sans souffrir de
l’ardeur des flammes, des écrans d’osier tressé, qu’un valet venait mouiller de
temps à autre, étaient disposés devant le foyer. Des chandeliers en forme de
couronne, à six chandelles, fournissaient une bonne lumière.
Louis se dépouilla de sa robe, qu’il
posa sur l’un des écrans. Ses oncles, son cousin et son chambellan
l’imitèrent ; bientôt les lourdes étoffes trempées d’eau, les velours, les
fourrures, les broderies, se mirent à fumer, tandis que les cinq hommes, en
chemise et hauts-de-chausses, se chauffaient reins au feu, pareils à cinq
paysans rentrant d’un enterrement de campagne.
Soudain, de l’angle où se trouvait
la table à écrire de Philippe le Bel, vint un long soupir, presque un gémissement.
Louis X s’écria d’une voix aiguë :
— Qu’est ceci ?
— C’est Lombard, Sire, dit le
valet chargé de mouiller les écrans.
— Lombard ? Mais ce chien
était à Fontainebleau, avec la meute. Comment est-il parvenu ici ?
— De lui-même, il faut croire,
Sire. Il est rentré tout crotté la nuit d’avant-hier, en même temps qu’on
amenait le corps de notre feu Sire à Notre-Dame. Il est allé se mucher sous ce
meuble et n’en veut plus bouger.
— Qu’on le chasse ; qu’on
l’enferme aux écuries !
À l’opposé de son père, Louis
détestait les chiens ; il en avait peur depuis qu’enfant il avait été
mordu par l’un d’eux.
Le valet se baissa et tira par le
collier un grand lévrier beige, au poil collé sur les côtes, aux yeux fiévreux.
C’était le chien, cadeau du banquier
Tolomei, qui n’avait pas quitté le roi Philippe pendant les derniers mois.
Comme il résistait à partir, raclant le pavage de ses ongles, Louis X lui
allongea un coup de pied dans le flanc.
— Cet animal porte malheur.
D’abord il est arrivé ici le jour où l’on a brûlé les Templiers, le jour où…
Des voix s’élevèrent dans la pièce
voisine. Le valet et le chien croisèrent sur la porte une petite fille,
engoncée dans une robe de deuil, et qu’une dame de parage poussait en
disant ;
— Allez, Madame Jeanne ;
allez saluer Messire le roi, votre père.
Cette petite fille d’à peine quatre
ans, aux joues pâles, aux yeux trop grands, était pour l’instant l’héritière du
trône de France.
Elle avait le front rond et bombé de
Marguerite de Bourgogne, mais son teint et ses cheveux étaient clairs. Elle
avançait, regardant droit devant elle avec cette expression butée qu’ont les
enfants mal aimés.
Louis X, d’un geste, empêcha
qu’elle vînt jusqu’à lui.
— Pourquoi l’a-t-on conduite
ici ? Je ne veux point l’y voir ! Qu’on la ramène sans tarder à
l’hôtel de Nesle ; c’est là qu’elle doit loger, puisque c’est là…
— Mon neveu, contenez-vous, dit
le comte d’Évreux.
Louis attendit que la dame de parage
et la petite princesse, la première apparemment plus effrayée que l’autre,
fussent
Weitere Kostenlose Bücher